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Lettre ouverte à un ami journaliste à propos de jihad

Employé à tort et à travers dans la presse, le terme de jihadiste est l’objet d’un usage linguistique qui ne correspond pas à son sens (jihad). Une interpellation de Paul Balta, Leila Ghanem, Roland Laffitte, Naïma Lefkir, Michel Masson, Claudine Rulleau, Alain Ruscio et Kamila Sefta, à l’attention des journalistes, sur Mizane.info.

Ami journaliste, qu’aurais-tu dit en 1962 si, condamnant la politique de l’OAS comme la grande masse des Français, la presse de l’Algérie nouvellement indépendante avait qualifié les membres de cette organisation criminelle de « résistants » pour cette raison qu’eux-mêmes se proclamaient ainsi ? S’il est besoin de se rafraîchir la mémoire, songe à ce livre commis par l’inénarrable Patrick Buisson et son compère Pascal Gauchon, OAS : Histoire de la résistance française en Algérie, Bièvres : Jeune Pied-Noir, 1984. Or c’est exactement ce que l’on fait en nommant les gens de l’EI, du front al-Nosra, d’AQMI et autres Boko Haram de « jihadistes », du fait qu’ils se revendiquent eux-mêmes ainsi. Nombre de tes confrères ont saisi comme toi ce mot au vol et le répètent de bonne foi. Ils ne sont pas en effet, dans leur immense majorité, spécialistes de la langue arabe ou de la religion et de la civilisation musulmanes, ni des sociétés qui se prévalent d’elles. La faute en revient aux arabisants et aux islamologues qui ne t’ont pas alerté sur l’utilisation de ce terme et qui l’ont même parfois encouragée. Ces groupes recouvrent du nom de jihad une action qui pousse aux extrêmes l’intolérance criminelle et ostentatoire. Mais sache que c’est aussi au nom du jihad, auquel a appelé immédiatement après la chute de Mossoul le Grand ayatollah al-Sistani, que combat aujourd’hui contre l’EI l’armée irakienne. Si bien que la France, qui fournit à cette dernière des instructeurs, participe ainsi à un jihad !

C’est encore un jihad spirituel que viennent de lancer publiquement de jeunes imams français contre l’EI après les tueries du 13 novembre. Ceux-ci sont en cela en adéquation avec la tradition musulmane selon laquelle le jihad est, en tant qu’« effort [d’élévation spirituelle] », conduite vertueuse engagée dans tous les domaines de l’activité humaine avant même d’être une action guerrière, en précisant que cette dernière est généralement comprise par les juristes musulmans comme lutte de défense de leur Communauté.

Sache aussi que le jihad ne saurait se réduire à sa signification religieuse. Il a pris en effet, dans les  luttes contre les empires coloniaux, une valeur culturelle marquée d’un grand prestige. La lutte contre l’occupation française en Syrie et au Liban fut qualifiée de jihad, et il en fut de même en Algérie où les combattants furent nommés mujahidin, « ceux qui font le jihad ». Bourguiba ne se proclama-t-il pas le Mujahid al-akbar, le « Combattant suprême » ? Et, au jour de l’Indépendance du Maroc, utilisant un hadith connu, Mohammed V ne déclarait-il pas : « Nous sommes revenus du Petit jihad [dans le contexte : la lutte de libération nationale] pour nous livrer au Grand jihad [dans le contexte : le combat pacifique pour le développement] » ?

Caractériser comme jihad l’action d’organisations comme EI et al-Qaïda en pensant ainsi les stigmatiser, c’est, sans le vouloir, leur faire trop d’honneur et jeter en même temps dans le public français l’opprobre sur une notion considérée comme une valeur haute par nos concitoyens musulmans ainsi que par nos voisins arabes : à preuve, le prénom Jihad est très répandu dans les pays du Proche-Orient, y compris, il faut le souligner, chez les chrétiens.

N’oublie pas, ami journaliste, que les mots sont des armes effilées et, de grâce, veille à choisir ceux que tu emploies.

Paul Balta, Leila Ghanem, Roland Laffitte, Naïma Lefkir, Michel Masson, Claudine Rulleau, Alain Ruscio et Kamila Sefta.

*Lettre publiée le 7 janvier 2016

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