‘Abd al-Ghanî an-Nâbulsî est l’un des élèves du célèbre cheikh andalou Muhidin Ibn ‘Arabi. Dans l’une de ses épîtres, Nâbulsî explique la théorie souvent incomprise de l’unicité de l’être (wahdat al wujud), fortement critiquée par Ibn Taymiyya. Mizane.info publie une partie de cette épître disponible sous le titre « Unicité de l’être » (Albouraq), traduite par Slimane Rezki.
Sache que cette question qui se rapporte à l’Unicité de l’être est un sujet sur lequel les savants anciens et contemporains se sont souvent exprimés. Ils furent contredits par des gens limités, inconscients et aveuglés. Ce concept fut compris et accepté par les connaissants et les réalisés.
Ceux qui les contredirent par incompréhension du sens voulu par ceux qui la professaient, n’en saisirent qu’un sens erroné. Il n’y a pas lieu d’attacher une importance particulière aux diverses contradictions quelles qu’elles soient et limitant la réalité.
La contradiction, en fait, concerne un type de compréhension erronée, mais ne se rapporte pas à cette question. Ceux qui se sont exprimés correctement à ce sujet sont les savants réalisés, l’élite des connaissants, les gens du dévoilement initiatique et de la vision intuitive.
Ce sont les gens affichant le meilleur comportement et les intentions les plus pures comme le sheikh al-Akbar Muhy ad-Dîn ibn ‘Arabî ou le sheikh Charaf ad-Dîn ibn al-Fârid, ou al-‘Afîf at-Tilamsânî, ou le sheikh ‘Abd al-Haqq ibn Sab’în, ou le sheikh ‘Abd al-Karîm al-Jilî et leurs semblables (qu’Allah le Très Haut sanctifie leur secret et décuple leur lumière).
Ce sont ces maîtres qui ont professé l’Unicité de l’être ainsi que le font et le feront encore leurs successeurs jusqu’au Jour de la Résurrection si là se trouve la volonté d’Allah.
Leur credo ne contredit aucunement ce que professent les gens s’attachant au modèle prophétique et au consensus (ahl as-sunna wa al-jamâ‘a). Ils sont au-delà de cet esprit de contradiction, ceux qui les combattent, ainsi que leurs semblables, possèdent une intelligence limitée, peu de connaissance concernant leur terminologie technique et aucune science à ce sujet.
La science de ces gens réalisés se fonde sur le dévoilement initiatique et l’intuition directe (al-kashf wa-l-‘iyân), et non sur des spéculations théoriques et mentales. Le commencement de leur voie se base sur la faculté de rester centré (at-taqwa) et les actes vertueux, alors que les gens n’appartenant pas à leur voie se basent sur l’étude des livres et les arguments communs exprimés par les hommes en vue d’un gain immédiat.
La finalité de leurs sciences est la contemplation du Vivant Éternel Subsistant par Lui-même alors que la finalité des sciences des autres personnes est d’obtenir une bonne situation, des fonctions de dignitaires et de ramasser les miettes (richesses) éphémères (de ce monde).
Il n’y a pas d’autre moyen de réalisation que celui emprunté par les chefs des maîtres guidant et dirigeant sur cette voie, ni d’autre credo que celui de l’Unicité de l’être entendu selon son vrai sens comme l’implique toute connaissance intuitive.
Il incombe à tout être responsable de s’enquérir à ce sujet et d’en comprendre vraiment et totalement la signification. Il doit la protéger et rejeter tout ce qui la contredit parmi les enseignements des savants de la théologie apologétique (‘ulamâ’ al-kalâm), car la seule parole juste est la Vérité et le credo est celui de la sincérité.
Il y a également obligation de préserver ce concept des blasphèmes proférés par les calomniateurs, du mépris des ignorants et de ceux qui en parlent en dépit de toute connaissance : les égarés qui égarent. Sache que ce qu’exprime le concept doctrinal de l’Unicité de l’être n’est aucunement en contradiction avec la position des guides de l’islam.
Le but de ce point doctrinal est d’exprimer ce sur quoi s’accordent les gens de l’élite et la communauté en général. C’est également ce qui est connu comme logique au sein de la religion et dépourvu de tout rejet de principe de la part des croyants et des incroyants.
Du reste, rien de cette doctrine ne peut être renié de la part de tout être doué d’intelligence.
L’ensemble des mondes inclut et implique une diversité d’espèces, de genres et de personnes qui, à partir du non-manifesté, furent existenciés par l’Existence d’Allah le Très Haut.
Ils ne possèdent pas d’existence propre, c’est ainsi que leur existence est garantie par la préservation que leur assure Allah et qu’eux-mêmes ne peuvent assurer. Selon ce point de vue, l’existence dont ils jouissent à chaque instant 15 n’est autre que celle d’Allah.
Il n’y a, en réalité, aucune autre existence que celle d’Allah. Tous les mondes, considérés comme entités autonomes, n’ont aucune réalité propre en soi et nulle raison d’être suffisante16.
En revanche, en les rattachant à l’existence divine, ils constituent Sa manifestation. Ainsi, si nous considérons les choses selon l’existence divine, ces mondes sont existenciés pour Le manifester existentiellement. Par conséquent, l’Existence divine et les diverses choses existenciées par Lui ne sont qu’une seule réalité unique, l’existence d’Allah.
Aucun de ces mondes ne possède une existence autonome par principe, le but de leur manifestation, qui n’est autre que celle d’Allah, ne se rapporte, en aucun cas, à leur réalité propre ou à leur forme particulière.
En fait, le but de leur existence essentielle et potentielle est contenu immuablement dans leur archétype et cela ne peut être rattaché à aucune autre réalité que celle de l’existence d’Allah, et ce, en accord avec ce que professe l’ensemble des savants et des intellectuels.
Par contre, si nous considérons ces mondes en eux-mêmes et détachés de leur principe et donc indépendamment de l’Existence d’Allah, ils n’ont aucune existence propre par eux-mêmes.
Quant à l’assertion des savants exotériques et des théologiens envisageant deux modes différents de l’existence, l’un permanent et l’autre adventice, leur description de l’existence adventice concerne uniquement les principes immuables des essences et des formes.
C’est en ce sens que l’école de l’imâm al-Ach‘arî (qu’Allah lui fasse miséricorde) enseigne que l’existence de chaque chose constitue l’essence même de cette chose et rien de plus comme il le rappelle en certaines occasions.
Quant à l’existence par laquelle subsistent ces essences et formes existenciées, il ne fait aucun doute que pour l’ensemble des savants, il n’y a aucune divergence, il s’agit de l’existence d’Allah. Les propos des réalisés parmi les gens d’Allah concernent l’Existence envisagée sous cette approche et non selon celle la considérant uniquement comme le principe de la manifestation17.
La divergence apparaissant dans la polémique née autour de la notion de l’Unicité de l’être (de l’Existence) et sa compréhension, ne repose que sur la manière de comprendre la signification que recouvre vraiment le terme Wujûd (être, existence ou manifestation).
Ceux qui l’ont expliqué en le rapportant à l’existant lui-même, réfutent, en fait, la notion de l’Unicité de l’être (Wahdat al-wujûd).
En considérant que l’existence adventice a une réalité pérenne, ce terme correspondrait au principe de toute existence adventice. Selon cette approche, rattacher ce concept à l’Unicité pure de l’être serait une erreur, car cette existence adventice qui est, chez eux, envisagée comme un second mode d’existence indépendant de l’Existence d’Allah le Très haut ne peut subsister en dehors de l’Existence divine.
Ce qui les mène à rattacher finalement toute possibilité existentielle à Allah le Très haut. En ce qui concerne ceux qui expliquent le terme Wujûd comme principe de l’existence effective des réalités adventices, ils sont en pleine conformité avec le vrai sens du concept doctrinal de l’Unicité de l’être et leur credo est orthodoxe.
C’est le sens véridique qu’exprime l’ensemble des avis justes, car l’Existence d’Allah le Très Haut est ce qui permet de qualifier d’existant tout être existencié. Ainsi, la divergence concernant cette conception est due aux différents sens donnés au terme Wujûd.
L’enseignement des réalisés parmi les gens d’Allah le Très-Haut au sujet de la notion du Wujûd se rapporte au degré suprême de la Réalité. L’enseignement des autres personnes relève du plus bas des degrés.
La signification que recouvre vraiment ce terme, impliquant l’existence de l’ensemble des choses existenciées, qu’elles soient pérennes ou adventices, est la plus proche de la vérité. Aucune possibilité existentielle n’est séparée et indépendante du principe éternel de l’existence.
Son Existence est en même temps Son être et l’essence de sa possibilité d’existenciation. Sa forme diffère de Son Existence éternelle. Elles représentent une dualité alors que l’existence qui se recouvre de deux genres différents est une Existence unique.
Elle est éternelle en son principe et adventice lorsqu’on l’envisage dans sa diversité. L’éternité est telle par elle-même et constitue le principe essentiel de l’immutabilité. De même que tout ce qui est adventice ne peut constituer le principe essentiel de l’immuable, l’immuable est le principe essentiel direct de l’adventicité.
En fait, chacun de ces deux modes est complémentaire de l’autre en son essence et sa fonction, ils se résolvent l’un dans l’autre pour constituer l’Existence unique et le principe immuable. L’Existence unique est immuable par nature et adventice en se rattachant à l’immuable et non par nature.
L’Existence unique, sous son aspect immuable est absolue et constitue l’aspect suprême de toute modalité existentielle. Sous son aspect adventice, l’existence est conditionnée et limitée à la seule modalité de la relativité qui est une modalité inférieure et issue de la première caractérisée par l’immutabilité.
On peut rapprocher cela de la vision d’une étoile dans le ciel, bien qu’elle paraisse insignifiante aux terriens, sa dimension ne varie pas. Aussi, cette grandeur intrinsèque de l’étoile se manifestant comme insignifiante est due à l’éloignement du lieu de vision et n’implique aucunement que celle-ci ait changé en quoi que ce soit.
Le processus est identique pour la modalité absolue de l’Existence d’Allah, lorsqu’elle se manifeste par les supports adventices et relatifs de manifestation, elle est perçue comme conditionnée alors qu’aucune modification n’est inter#venue en son essence, elle demeure immuable, indemne de toute séparativité et au-delà de tout changement quelconque 18.
Comment l’inexistant pourrait-il exister sans l’existenciation de Dieu, sachant que le changement et la modification relèvent de la nature de la relativité et de son caractère formel et limitatif 19 ?
Allah modifie les formes comme Il le veut et les rend effectives en les faisant passer de leur état originel de possibilités non manifestées à celui de l’existence manifestée et soumise au changement qui est le principe définissant Sa manifestation – Gloire à Lui – bien qu’elles soient qualifiées comme support de Sa manifestation et limitées par leur nature particulière.
Elles étaient également qualifiées comme tel dans leur modalité de possibilités intellectuelles sans que cela induise une séparativité au sein de Son Existence ou une modification des causes déterminant ces possibilités qualitativement.
C’est comme, par exemple, de l’eau pure dans laquelle nous déciderions de plonger du zâjân, celle-ci deviendrait noire sans que sa nature soit modifiée et que sa pureté soit altérée. Ou encore, si nous plongions dans cette même eau du minium (zanjafirân), l’eau deviendrait rouge et ainsi de suite.
Dans tous les cas, l’eau ne se dénature pas et demeure pure alors qu’elle présente deux aspects distincts; l’un de (zâjân) et l’autre de minium, ils ne sont pas identiques afin d’être unique, pourtant il s’agit bien dans les deux cas d’eau.
L’existence des deux aspects de couleurs différentes constitue deux modalités formelles de l’existence d’une réalité unique (l’eau). Les deux ne sont existants par rien d’autre que l’existence de l’eau et ne possèdent aucune existence propre et indépendante de l’eau.
Seul l’aspect a été modifié par la présence du zâjân ou du minium pour devenir une réalité différente et particularisée. Ces modifications n’impliquent à aucun moment que l’eau perde sa nature propre et unique sous prétexte que son aspect est modifié et particularisé.
‘Abd al-Ghanî an-Nâbulsî
Notes :
15. La doctrine du renouvellement permanent de la création (tajdîd al-khalq) est encore un point se rattachant à plusieurs versets coraniques que développe Ibn ‘Arabî disant en substance que la création n’a aucune permanence par elle-même et qu’elle varie sans cesse. Que chaque Souffle divin est l’expression de Sa Volonté à chaque instant et qu’à défaut de celle-ci, rien ne subsisterait. La Miséricorde divine est sans cesse en acte bien que rien ne soit garanti, tout dépendant de Sa Volonté.
16. Dans le même sens René Guénon écrit: L’être contingent peut être défini comme celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante; un tel être, par conséquent, n’est rien par lui-même, et rien de ce qu’il est ne lui appartient en propre. Tel est le cas de l’être humain, en tant qu’individu, ainsi que de tous les êtres manifestés, en quelque état que ce soit, car, quelle que soit la différence entre les degrés de l’Existence universelle, elle est toujours nulle au regard du Principe. Ces êtres, humains ou autres, sont donc, en tout ce qu’ils sont, dans une dépendance complète vis-à-vis du Principe, “hors duquel il n’y a rien qui existe” ». Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, ch. IV «El-Faqru ».
17. Comme principe de la manifestation, le point de vue est ontologique et se limite aux seules possibilités de manifestation réellement et effectivement existenciées dans l’ordre manifesté. L’autre point de vue qui concerne le but de ce traité est d’ordre métaphysique et est identique à la Possibilité universelle. Seule cette approche permet d’envisager un Tawhîd (Unicité de l’être) incluant le manifesté et le non-manifesté. Ainsi, R. Guénon pour bien différencier la notion d’Unité ne pouvant se rapporter qu’à la Transcendance ou l’Absolu et excluant toute notion d’immanence et de relativité, emploie une terminologie précise en qualifiant le degré suprême de la seule réalité totalisante de «non-dualité ». Cette expression à l’avantage de suggérer clairement que la réalité ultime, tout en étant Une, comprend toute la multiplicité, condition impérative pour conserver son caractère totalisateur.
18. Ce développement peut se rapprocher des divers enseignements de R. Guénon concernant la notion de «Réalité ». En somme, n’est réel que ce que nous considérons et percevons comme tel. Une chose peut très bien posséder une réalité propre et différente de celle que l’on perçoit et qu’on lui attribue, cependant, seule la conscience que nous avons d’une chose constitue le degré de réalité que nous lui attribuons. C’est également pour cette raison qu’au cours des différentes phases de notre vie nous ne percevons pas les choses de la même manière. Pourtant ces choses n’ont pas changé en elles-mêmes, c’est la perception que nous en avons qui se modifie. À ce titre, la notion de réalisation consiste à percevoir les choses par l’œil divin du cœur qui synthétise toutes les facettes sous lesquelles une chose unique peut être perçue. La sagesse consiste alors à resituer chacune de ces facettes ou modalités dans son contexte et savoir quand il est juste de la percevoir sous tel aspect et inversement quand il est faux de lui attribuer ce qui ne correspond qu’à une modalité différente. Par exemple, un triangle vu de face à trois angles et vu par en haut, il en a quatre. Les deux aspects sont justes à l’unique condition de les relier à leurs points de vue respectifs.
19. Toute notion de forme est limitative et par conséquent soumise au changement et à la corruption. La forme ne peut être qu’une expression passagère d’une réalité informelle et immuable. Inversement une réalité immuable est par nature illimitée et ne peut donc se manifester formellement en tant que telle, sinon elle serait simultanément illimitée et limitée, ce qui ne serait rien d’autre qu’un paradoxe. On peut, par exemple, avec un morceau d’argile informel modeler diverses formes; assiette, plat, couvert, jarre, etc., le point commun de toutes ces formes est l’argile et il est inconcevable d’identifier la forme à l’essence de toutes ces formes, l’argile ne peut se limiter à être une assiette à l’exclusion de toutes les autres possibilités. Il est ainsi juste de dire que toutes les formes sont conçues à partir de l’argile, mais il est faux de limiter l’argile à l’une de ces formes.