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Manger avec Dieu

Notre rapport à l’alimentation et à l’acte de manger est devenu d’une banalité dangereuse car nous ne l’interrogeons plus pour en comprendre le sens. Dans un texte de réflexion sur le rapport du Coran à l’alimentation, Félix Barrès nous redessine le chemin de cette réflexion essentielle sur l’acte de manger avec Dieu.

Je mange, tu manges, il mange, vous mangez, nous mangeons. Tous, tout le temps, des premières aux dernières de nos heures sur cette terre. Mais savons-nous seulement ce que nous faisons ? Manger paraît si banal, si commun, si « facile ».

Certes, il y a toute une littérature de la nutrition, du régime alimentaire, du « bien manger » dans laquelle se distinguent les spécialistes d’une discipline aux conseils assez variés (parfois contradictoires), selon les objectifs de chacun : maigrir, prendre en masse, se purifier, se soigner, combler des carences, etc. C’est même plutôt à la mode. Du côté islamique, cette tendance s’ajoute à celle, en vogue depuis longtemps, d’une quête du « halal », le licite, ce que « j’ai le droit » de manger. En bref, on se demande « quoi » manger (et on le demande aux autres, pas à soi-même). On oublie de s’interroger, avant tout, sur la nature d’un acte primaire et fondamental. On oublie de se demander, à soi-même donc, ce que l’on fait et ce que l’on souhaite faire, en mangeant.

1- Nés pour « manger » le monde ?

Qu’est-ce que manger ? C’est-à-dire qu’avant de consommer, de faire un choix (que mettre dans la bouche ?), il est bon de comprendre la signification de notre geste. Dit encore autrement : pourrions-nous ne plus nous comporter comme des animaux – qui, eux aussi, se demandent ce qu’il faut manger en reniflant leur nourriture – et agir en hommes, en conscience, transformant l’acte physique en aspiration spirituelle, ce qui est bien le propre de l’humanité ?

La sagesse populaire – autant que la sagesse tout court – n’ont cessé de murmurer à nos oreilles : « Faites attention, manger n’est pas aussi simple que ce que vous croyez… ». On peut citer, par exemple, l’avertissement proverbial : « creuser sa tombe avec ses dents » ou – pour faire plus chic -, le philosophe allemand Feuerbach : « L’homme est ce qu’il mange ».

Pour nous, musulmans, il suffit d’être attentif aux paroles du Coran. Le verbe « manger » – أَكَلَ -, apparaît d’abord dans cette ayah1 :

وَقُلْنَا يَٰٓـَٔادَمُ ٱسْكُنْ أَنتَ وَزَوْجُكَ ٱلْجَنَّةَ وَكُلَا مِنْهَا رَغَدًا حَيْثُ شِئْتُمَا وَلَا تَقْرَبَا هَٰذِهِ ٱلشَّجَرَةَ فَتَكُونَا مِنَ ٱلظَّٰلِمِينَ

« Et Nous avons dit : “Ô Adam, habite le Paradis toi et ton épouse, et mangez-y généreusement, ce que vous voudrez ; mais n’approchez pas de l’arbre que voici, sinon vous seriez du nombre des injustes.” » (2 : 35)

Ce passage (ayah 30 à 37) est le premier à conter la création d’Adam – que la Paix soit sur lui. Dieu, le Très-Haut, offre trois précieux pouvoirs au père des hommes : nommer toutes les choses (aspiration à la connaissance), se nourrir généreusement puis, même après la désobéissance et la chute du Paradis, la capacité d’accéder aux paroles du pardon (aspiration au retour vers Dieu, le Très-Haut).

Ainsi, dès l’origine, l’acte de « manger » est élevé au sein de ceux – aspirer à la connaissance et aspirer à notre Seigneur – qui fondent l’humanité. On pourrait même imaginer ici qu’entre le commandement de la connaissance (aspiration terrestre) et celui du retour à Dieu, le Très-Haut (aspiration céleste, vers l’Au-delà), il y a l’acte de « manger », comme un trait d’union entre la terre et le ciel, un outil d’ici-bas au service de l’élévation spirituelle, une provision.

A lire aussi : Ethique et alimentation : nous sommes ce que nous mangeons 1/2

En tous les cas, il y a bien l’indice d’une attention à porter sur une action particulière, puis un deuxième indice dans la réaction d’Adam et Ève. Ils transgressent, victimes des tentations de Satan. Autrement dit, Dieu, le Très-Haut, nous avertit : non seulement manger est au fondement de notre humanité, mais c’est bien par-là que nous sommes également vulnérables. Nous voilà donc avec une double raison de consacrer nos efforts à mesurer cet acte, ses enjeux et ses difficultés.

Adam – que la paix soit sur lui- n’a donc pas su « manger » correctement. Puis, dans la suite de la sourate, voici que d’autres – parmi ceux qui nous ont précédé – s’égarent par le même biais :

كُلُّ أُنَاسٍ مَّشْرَبَهُمْ كُلُوا۟ وَٱشْرَبُوا۟ مِن رِّزْقِ ٱللَّهِ وَلَا تَعْثَوْا۟ فِى ٱلْأَرْضِ مُفْسِدِينَ

« Mangez et buvez de ce que Dieu vous accorde ;

et ne semez pas la corruption sur terre. » (2 : 60)

Même recommandation, cette-fois adressé au peuple de Moïse – que la paix soit sur lui. Même résultat : la désobéissance engendre la misère. Non, manger n’est visiblement pas « simple ».

Le verbe « manger » en réunit deux autres : « s’alimenter » et « se nourrir ». Il s’agit donc d’alimentation et de nutrition. À strictement parler, seule la nutrition est vitale et elle peut s’opérer autrement que par l’alimentation. Une personne en grève de la faim – qui ne s’alimente plus -, pourra être perfusée et recevoir ainsi les substances nécessaires à sa survie.

La nutrition désigne l’ensemble des phénomènes mécaniques et chimiques de la digestion, c’est-à-dire la transformation de matières extérieures au corps en nutriments, en éléments utilisables par les cellules, unités de base de notre physiologie. C’est un besoin. Il est primaire, incontournable et concerne chaque organisme vivant. L’équation est simple : la vie consomme du carburant et, par conséquent, il faut lui en fournir. Plus en détails : les cellules ne cessent de s’agiter (elles se divisent, se contractent, se déplacent, etc.) et cette dépense énergétique doit être compensée. Par ailleurs, la nutrition comprend certains apports d’éléments – notamment minéraux – indispensables au fonctionnement de ces cellules (le fer et le cuivre, par exemple).

Les plantes sont capables de produire leur propre matière organique à partir de l’inorganique, notamment via la photosynthèse. De la lumière, elles se nourrissent… Pas nous. Nous devons « manger » cette matière extérieure. La nutrition, pour l’homme, passe ainsi par la bouche. C’est, peut-être, la première « relation » à ce qui nous entoure. L’homme serait-il né pour avaler le monde ? Par la connaissance et l’alimentation ?

2- Les « deux désirs »

L’alimentation n’est pas simplement la nutrition car, précisément, tous les sens (dont la bouche n’est qu’une des portes) entrent en jeu. Ils viennent se mêler à cet échange physiologique avec le monde et ajoutent, au pur besoin, le désir et le plaisir. Et si le besoin se mesure et ne demande qu’à être satisfait – sans plus, le plaisir (et son acolyte le désir) se mesure difficilement et exige, sans cesse, un « encore », un « plus », un « mieux ». L’équilibre du besoin n’est qu’une question de dosage (pensez à la perfusion) ; l’équilibre du désir, en revanche, est à son image… sans fin.

Que se passe-t-il pour Adam et pour le peuple de Moïse – que la paix soit sur nos prophètes, face à la question du « manger » ? Ils se mettent à désirer, à vouloir autre chose, à se tendre (au propre comme au figuré) vers un objet absent. Souvenez-vous de cette ayah déjà citée :

كُلُّ أُنَاسٍ مَّشْرَبَهُمْ كُلُوا۟ وَٱشْرَبُوا۟ مِن رِّزْقِ ٱللَّهِ وَلَا تَعْثَوْا۟ فِى ٱلْأَرْضِ مُفْسِدِينَ

« Mangez et buvez de ce que Dieu vous accorde ;

et ne semez pas la corruption sur terre. » (2 : 60)

Voici la réponse, immédiate et pleine de désir, des concernés :

يَٰمُوسَىٰ لَن نَّصْبِرَ عَلَىٰ طَعَامٍ وَٰحِدٍ فَٱدْعُ لَنَا رَبَّكَ يُخْرِجْ لَنَا مِمَّا تُنۢبِتُ ٱلْأَرْضُ مِنۢ بَقْلِهَا وَقِثَّآئِهَا وَفُومِهَا وَعَدَسِهَا وَبَصَلِهَا

« Ô Moïse ! Nous ne pouvons plus tolérer une seule nourriture. Prie donc ton Seigneur pour qu’Il nous fasse sortir de la terre ce qu’elle fait pousser, de ses légumes, ses concombres, son ail (ou blé), ses lentilles et ses oignons ! » (2 : 61)

Certes, leurs désirs – comparés aux nôtres aujourd’hui, paraissent bien sages. Mais le problème demeure : tenir l’équilibre et respecter l’ordre, lorsqu’il s’agit de manger, relève d’une discipline que l’homme peine à préserver. Il y a une force qui s’agite dans cet acte, un surgissement vital, un désir de consommer, de prendre quelque chose au monde, d’en arracher toujours plus. Rien d’étonnant alors à ce que le Coran en fasse l’illustration parfaite de l’épreuve typiquement humaine qui consiste à ne pas « transgresser », c’est-à-dire à connaître et respecter les limites. Prendre, ici-bas, juste ce qu’il faut.

Manger c’est LE désir, la perfection du schéma « tension-soulagement-retour de la tension ». J’ai faim, je mange… j’ai faim et ainsi de suite, pour toute la vie. Il suffit d’être le témoin d’une naissance pour s’en convaincre et que Dieu soit loué pour Ses merveilles. Ce petit être minuscule, à peine exposé au jour et à l’air de ce monde, les yeux encore clos, cherche frénétiquement le lait de sa mère. Il est agité par la faim, cette absence creusée au fond de lui, soudainement, en quittant l’abondance utérine. Guidé par l’odeur qu’il reconnaît comme source de nutrition, il ouvre grand la bouche, la colle contre le sein et, enfin… il mange ! Si ce nouveau-né pouvait parler, nous entendrions sûrement : « Remplir moi avec bouche ». En grandissant, faisons-nous seulement autre chose ?

Il est tentant de réunir les désirs du ventre – alimentaires ou sexuels, pour n’en faire qu’un. Pourquoi pas, les similitudes sont fortes. Soulignons surtout qu’il s’agit de deux besoins – communs au règne du vivant – transformés chez l’homme en désir où il est question, chaque fois, de vie ou de mort (survie de l’individu ou du groupe). Dans les deux cas, ces désirs lancent à l’homme le défi du dépassement de l’animalité. Par son ventre, l’homme peut rester une bête (et donc mourir en tant qu’homme) ou réaliser sa nature de « lieutenant » de Dieu, le Très-Haut, sur terre (et donc vivre son humanité). Tout se joue ici, dans « la maîtrise des deux désirs » comme l’apprenait déjà l’imam Abû Hâmid al-Ghazâli à ses élèves du 12e siècle.

A lire également : Ethique et alimentation : nous sommes ce que nous mangeons 2/2

Manger n’a rien de simple et tout de crucial mais l’homme oublie et se détourne. Trois fois, ou plus, tous les jours, nous « mangeons » et nous ne « savons » pas ce que nous faisons. Nous n’en avons même rien à faire. Ce qui importe c’est de « remplir ». Enfin, évidemment, nous (musulmans) exigeons le tampon « halal »… et le tour est joué !

Dieu, dans Sa miséricorde immense, nous offre le Coran comme rappel de ce que nous n’arrivons pas, ou plus, à voir. L’insistance, dans le Livre, sur ce verbe « manger » devrait nous interpeler et nous convaincre de l’enjeu. Par-là nous pouvons réussir, par-là nous pouvons échouer.

Continuons de progresser dans la plus longue sourate du Coran, à peine plus loin que la moitié, et lisons :

يَٰٓأَيُّهَا ٱلنَّاسُ كُلُوا۟ مِمَّا فِى ٱلْأَرْضِ حَلَٰلًا طَيِّبًا وَلَا تَتَّبِعُوا۟ خُطُوَٰتِ ٱلشَّيْطَٰنِ إِنَّهُۥ لَكُمْ عَدُوٌّ مُّبِينٌ

« Ô vous les hommes ! Mangez ce qu’il y a sur la terre de licite et de bon (ou pur) ; et ne suivez pas les pas de Satan car il est vraiment, pour vous, un ennemi évident. » (2 : 168)

Que Dieu, le Très-Haut, soit loué pour la sagesse qu’Il a bien voulu offrir à Ses créatures ! Cette ayah est une merveille et nous pouvons essayer, avec nos modestes moyens, d’en tirer quelques enseignements qui touchent à notre sujet.

L’exhortation s’adresse à tous : croyants ou non, musulmans ou non. Elle s’adresse aux hommes car la question du « bien manger » est universelle et dépasse toutes différences de conditions. Puis, il y a cet impératif positif : « Mangez ce qu’il y a sur la terre de licite et de bon ».

Pour le familier de la culture musulmane qui découvre le Coran, il est étonnant de constater que la notion de « halal/licite » côtoie immédiatement, intimement, celle de « Tayyib/bon (ou pur) ». Nous avons l’habitude de reconnaître, sur les devantures des boucheries et des restaurants, l’inscription « halal » (plus ou moins discrète) mais jamais – au grand jamais, l’inscription « Tayyib ». Le musulman mange « licite », et pour le « bon » ou le « pur »… On verra plus tard !

Première remarque : il faudrait scruter ce que dissimule ce fameux label « halal » qui, pour qui a passé une tête dans les couloirs du marché de Rungis, ressemble à un sésame se monnayant plutôt facilement sur les carcasses de viande. Deuxième remarque : le commandement divin que nous venons de citer ne dit pas : « Mangez ce qu’il y a de licite et, éventuellement, de bon (ou de pur) ». Ce n’est pas l’un OU l’autre. C’est l’un ET l’autre. La notion même de « halal/licite » semble inséparable de la notion de « tayyib/pureté », comme en témoigne cette ayah explicite :

ٱلْيَوْمَ أُحِلَّ لَكُمُ ٱلطَّيِّبَٰتُ

« Aujourd’hui, vous sont rendues licites les choses bonnes (ou pures) » (5 : 5)

C’est très clair : l’homme doit manger une nourriture licite ET bonne (ou pure) ; une nourriture licite puisque, précisément, elle est pure et bonne. Pas besoin d’être expert en nutrition pour s’apercevoir que les kebabs, tacos, hamburger et autres avatars des fast-food ne peuvent, a priori, jamais prétendre au label « tayyib ». Nous pourrions donc oser cette question : « Un kebab peut-il être vraiment « halal » ?

3- Manger avec Dieu

Voyons ce que pourrait recouvrir la notion de « tayyib ». Qu’est-ce qui vous semble « bon » ou « pur » comme nourriture sur cette terre ? N’en avons-nous pas tous l’intuition ? Sinon, regardons d’abord le lieu le plus pur qui soit : le Paradis – et que Dieu, dans Sa miséricorde, nous accorde d’y entrer !

إِنَّ لِلْمُتَّقِينَ مَفَازًا

حَدَآئِقَ وَأَعْنَٰبًا

« Pour les pieux, un triomphe :

Vignes et vergers… »

(78 : 31-32)

Dans le Coran, les descriptions du repos éternel promis à « ceux qui réussissent » se multiplient et présentent quasi toujours le même menu : de l’eau et des fruits. C’est à la fois très simple et extraordinaire, comme si l’homme renouait, enfin, avec l’appréciation des merveilles que Dieu, le Très-Haut, a créées. Comme une célébration des retrouvailles du véritable goût.

En parallèle, lorsque la parole divine nous invite à méditer sur ce qu’offre à notre bouche cette vie d’ici-bas, le végétal s’illustre encore :

فَلْيَنظُرِ ٱلْإِنسَٰنُ إِلَىٰ طَعَامِهِۦٓ

أَنَّا صَبَبْنَا ٱلْمَآءَ صَبًّا

ثُمَّ شَقَقْنَا ٱلْأَرْضَ شَقًّا

فَأَنۢبَتْنَا فِيهَا حَبًّا

وَعِنَبًا وَقَضْبًا

وَزَيْتُونًا وَنَخْلًا

وَحَدَآئِقَ غُلْبًا

وَفَٰكِهَةً وَأَبًّا

« Que l’homme considère donc sa nourriture :

C’est Nous qui versons l’eau abondante,

puis Nous fendons la terre par fissures

et y faisons pousser grains,

vignobles et pâturages,

oliviers et palmiers,

des vergers touffus,

Des fruits et des légumes. »

(80 : 24-28)

Que l’homme considère donc, aujourd’hui, sa nourriture : c’est nous (les hommes) qui versons des produits chimiques sur nos champs, épuisons la terre sans en laisser respirer le moindre centimètre carré, y faisons pousser du blé transgénique, des fruits pauvres en nutriment et en goût, des légumes qu’il faut laver au liquide vaisselle pour éliminer les pesticides…

Le « tayyib », le « bon » ou le « pur » n’a pourtant rien de compliqué. C’est précisément ce qui a « subi » le moins de complications, ce qui vient le plus directement de la terre : « Mangez ce qu’il y a sur la terre… ».

C’est peut-être aussi ce qui vient de « notre » terre, celle qui se trouve le plus proche de nous : manger « local », manger « de saison », et donc profiter des fruits et des légumes dont notre organisme a besoin, au moment de l’année où il en a besoin (les melons pleins de jus pour se rafraîchir et s’hydrater sous la chaleur de l’été). Nous n’apprenons là rien de nouveau, ce n’est que sagesse sans âge. Mais nous oublions. Et, aujourd’hui, nous avons visiblement de gros problèmes de mémoire.

Et la viande ? Si les passages du Coran que nous venons de citer lui laisse peu de place, le Livre l’évoque tout de même, avec parcimonie (notamment la chair d’oiseau). Avec parcimonie… La vision islamique de la bonne alimentation, que ce soit dans le Coran ou les Hadiths, paraît très loin des kilos de « produits carnés » (nom de ce qui ne peut même pas prétendre au titre de « viande ») avalés chaque semaine, loin des queues devant les boucheries, loin des carnivores que nous sommes devenus.

Non, la viande n’est pas l’alpha et l’oméga de l’alimentation. Et oui, un repas sans viande reste un repas… Voyons, n’est-ce pas justement parce que la viande est un aliment « sensible », à contrôler, qu’elle est la seule frappée d’interdits ? Il n’y a pas de fruits ou de légumes « halal ».

Il y aurait beaucoup à dire sur notre rapport actuel à la viande, sur l’animalité qu’il suggère en nous, sur le dessin qu’il esquisse de notre respect du vivant. Ici, nous nous contenterons d’insister sur l’idée que, de manière très claire, les enseignements islamiques sur l’alimentation poussent au déséquilibre dans l’assiette entre le végétal et l’animal, en faveur – et très largement, du premier.

Maintenant, passons de l’autre côté :

« et ne suivez pas les pas de Satan car il est vraiment, pour vous, un ennemi évident. »

En contre-point de l’appel au « halal/licite » et au « tayyib/bon (ou pur) », il y a Satan, le mal, l’ennemi de l’homme. Où se situe-t-il en ce qui nous concerne ? Qu’espère-t-il voir sur notre table ?

Encore une fois, nous nous concentrons avec une certaine anxiété sur le « halal/licite ». On assiste parfois à l’émoi de notre communauté : le certificat « halal » d’un tel restaurant serait usurpé, le tampon « halal » de telle mosquée ne vaudrait rien, de nouveaux yaourts contiendraient du porc, etc. Ok. Ce n’est pas « rien ». Mais si, dans le même temps, nous continuons à courir vers l’obésité, le diabète, le cancer, la fatigue de l’organisme et le déséquilibre alimentaire généralisé – niant tout intérêt pour le « tayyib/pureté » – alors Satan se frotte les mains.

Combattre Satan c’est combattre tout ce qui nous affaiblit : physiquement et mentalement. Ainsi, tout ce que nous ingérons et qui nuit – à court, moyen ou long terme – à notre corps, ressemble à un outil dans les mains de celui qui a juré de nous perdre. Et, vous savez quoi ? Il peut même y avoir un tampon « halal » dessus !

Souvenez-vous toujours : « Mangez ce qu’il y a sur la terre… ». Tout ce qui est transformé, trop transformé – c’est-à-dire trop éloigné de ce que la « terre » offre – c’est Satan. Étrange dit comme ça. Pourtant, l’industrie agro-alimentaire est bien – et de l’avis de tous – un des plus grands dangers pour la santé de l’être humain. Affirmer que cette industrie est proprement « satanique » n’a de choquant que la soudaineté de l’expression. En y réfléchissant, c’est une évidence. On pourrait citer les études sur le sucre – la drogue par excellence -, sur le sel, sur les conservateurs, les exhausteurs de goût, les colorants, etc. Cette chimie n’a rien à faire avec l’alimentation « saine », avec le « tayyib ». Elle a tout à voir avec notre ennemi, avec le déséquilibre généralisé, la perte de repères et de sens.

Côté « tayyib/pureté », manger doit nous renforcer, nous donner ce « carburant » nécessaire à la survie, nous permettre de « faire », de réaliser nos objectifs. Côté Satan, manger nous rend faible, grignote la santé, embrouille l’esprit, ralentit notre élan, éloigne notre vision de ce qui est « bon ». Peut-être, lorsque nous nous apprêtons à manger, devrions-nous jeter un œil conscient aux aliments sur notre table et nous interroger : « Est-ce un repas qu’un Ange – s’il mangeait – aimerait partager ? Ou est-ce plutôt le repas d’un petit diable ? »

N’oublions pas ces études récentes montrant que le cerveau et le ventre communiquent largement et qu’une très grande partie de nos neurones habitent le tube digestif. L’idée de donner à l’intestin le nom de « cerveau » n’a plus rien d’étonnant et les gastroentérologues travaillent de plus en plus étroitement avec les psychiatres. Ainsi, contrôler son alimentation revient bien à contrôler son cerveau. C’est garder la main sur son esprit. À l’inverse, abandonner son ventre à d’autres intérêts, c’est livrer les clés de son corps et de sa tête. C’est livrer sa conscience. C’est – très littéralement – accepter d’être possédé.

Maintenant, et pour finir, méditons un dernier passage du Coran :

يَٰٓأَيُّهَا ٱلَّذِينَ ءَامَنُوا۟ كُلُوا۟ مِن طَيِّبَٰتِ مَا رَزَقْنَٰكُمْ وَٱشْكُرُوا۟ لِلَّهِ إِن كُنتُمْ إِيَّاهُ تَعْبُدُونَ

« Ô les croyants ! Mangez des (nourritures) pures dont Nous vous avons pourvues. Et remerciez Dieu, si c’est Lui que vous adorez. » (2 : 172)

Le message s’adresse cette fois aux croyants en particulier, c’est-à-dire à ceux, parmi les hommes, qui empruntent le chemin s’élevant vers le Très-Haut. Vous remarquez ? Le mot « halal/licite » a disparu, ne reste que le « tayyib/pur ».

Ensuite, nous apprenons l’essentiel : manger doit s’accompagner de « gratitude ». Ce n’est pas simplement un « merci » au Seigneur, le Très-Haut. C’est, plus profondément, se rappeler de Lui, faire en sorte qu’Il nous accompagne dans cet acte essentiel. C’est vouloir transformer – comme nous l’avons déjà mentionné, un phénomène purement animal en signe d’adoration que seule la créature humaine peut réaliser. C’est le passage d’un « manger » physique en « manger » spirituel, ou plutôt c’est fondre les deux en un seul geste. Le corps et l’esprit « mangent » ensemble.

Nous disons « BismiLah » avant le repas. En réalité, le nom de Dieu, le Très-Haut, ne devrait jamais quitter notre bouche et, avec nous, goûter chaque aliment et son bienfait. Mangerions-nous de la même manière si nous avions cette conscience de la présence divine, avec nous, à chaque bouchée ? Accepterions-nous de Lui servir ce que nous nous servons ?

إِن كُنتُمْ إِيَّاهُ تَعْبُدُونَ

« si c’est Lui que vous adorez. »

L’acte de « manger » est rapporté à son seul et unique objectif, celui de chaque mouvement du croyant : adorer Dieu, le Très-Haut, de la meilleure manière. C’est pour L’adorer que nous mangeons et nous L’adorons en mangeant. Il faut donc rétablir toute la profonde noblesse à cette action, l’accomplir en conscience, comme une prière.

Finalement, notre manière de manger dit notre manière d’être en ce monde. Voulons-nous le dévorer sans conscience pour remplir un vide, ce creux né en même temps que nous, puis arriver le ventre gros et gras devant notre Seigneur ? Voulons-nous habiter le monde en conscience, juste pour un temps, n’y prendre que ce qui nous est offert, tel l’invité respectueux de Son hôte, puis repartir le corps préservé, l’âme apaisée, et faire l’effort de laisser vide ce creux afin d’accueillir Sa lumière ?

Alors manger peut sembler si simple, si banal… Mais dans la simplicité se distingue le subtil, et du subtil s’élève le parfum de ce que nos yeux ne peuvent percevoir.

Félix Barrès

1 « Ayah » signifie « signe » en arabe et se voit généralement traduit par « verset ». Les « versets » du Coran sont des « signes », exactement comme le reste de la création.

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