Quel est le fondement de l’aliénation sociale ? Quels sont les rapports entretenus entre la bourgeoisie, comme classe dominante, et la société civile ? Quelques éléments de réponse dans ce texte de Karl Marx extrait de « L’idéologie allemande », à lire sur Mizane.info.
« Cette division du travail, qui implique toutes ces contradictions et repose à son tour sur la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation de la société en familles isolées et opposées les unes aux autres, – cette division du travail implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité; elle implique donc la propriété, dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. L’esclavage, certes encore très rudimentaire et latent dans la famille, est la première propriété, qui d’ailleurs correspond déjà parfaitement ici à la définition des économistes modernes d’après laquelle elle est la libre disposition de la force de travail d’autrui.
Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques – on énonce, dans la première, par rapport à l’activité ce qu’on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité. De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant qu’ « intérêt général », mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail.
Enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant: aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps donc que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il ne la domine.
En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique.
Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours.
C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existants dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine toutes les autres.
Il s’ensuit que toutes les luttes à l’intérieur de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles (ce dont les théoriciens allemands ne soupçonnent pas un traître mot, bien qu’à ce sujet on leur ait assez montré la voie dans les Annales franco-allemandes et dans La Sainte Famille) 2; et il s’ensuit également que toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l’abolition de toute l’ancienne forme sociale et de la domination en général, comme c’est le cas pour le prolétariat, il s’ensuit donc que cette classe doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps.
Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, – qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif, l’universalité n’étant somme toute qu’une forme illusoire de la collectivité, -cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est «étranger», qui est «indépendant» d’eux et qui est lui-même à son tour un intérêt «général» spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir 3 eux-mêmes dans cette dualité comme c’est le cas dans la démocratie, Par ailleurs le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement: collectifs, rend nécessaire l’intervention pratique et le refrènement par l’intérêt «général» illusoire sous forme d’État. La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité.
Cette «aliénation», – pour que notre exposé reste intelligible aux philosophes -, ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance «insupportable», c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement «privée de propriété», qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c’est-à-dire un stade élevé de son développement.
D’autre part, ce développement des forces productives (qui implique déjà que l’existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale), est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait ‘générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. Il est également une condition pratique sine qua non, parce que des relations universelles du genre humain peuvent être établies uniquement par ce développement universel des forces productives et que, d’une part, il engendre le phénomène de la masse «privée de propriété» simultanément dans tous les pays (concurrence universelle), qu’il rend ensuite chacun d’eux dépendant des bouleversements des autres et qu’il a mis enfin des hommes vivant empiriquement l’histoire mondiale, à la place des individus vivant sur un plan local.
Sans cela: 1˚ le communisme ne pourrait exister que comme phénomène local; 2˚ les puissances des relations humaines elles-mêmes n’auraient pu se développer comme puissances universelles, et de ce fait insupportables, elles seraient restées des «circonstances» relevant de superstitions locales, et 3˚ toute extension des échanges abolirait le communisme local. Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte «soudain» et simultané des peuples dominants, ce qui suppose à son tour le développement universel de la force productive et les échanges mondiaux étroitement liés au communisme.
Autrement, comment la propriété, par exemple, aurait-elle pu somme toute avoir une histoire, prendre différentes formes ? Comment, disons, la propriété foncière aurait-elle pu, selon les conditions diverses qui se présentaient, passer en France, du morcellement à la centralisation dans les mains de quelques-uns, et en Angleterre de la centralisation entre les mains de quelques-uns au morcellement, comme c’est effectivement le cas aujourd’hui ? Ou bien comment se fait-il encore que le commerce, qui pourtant représente l’échange des produits d’individus et de nations différentes et rien d’autre, domine le monde entier par le rapport de l’offre et de la demande, – rapport qui, selon un économiste anglais, plane au-dessus de la terre comme la fatalité antique et distribue, d’une main invisible, le bonheur et le malheur parmi les hommes, fonde des empires, anéantit des empires, fait naître et disparaître des peuples, – tandis qu’une fois abolie la base, la propriété privée, et instaurée la réglementation communiste de la production, qui abolit chez l’homme le sentiment d’être devant son propre produit comme devant une chose étrangère, la puissance du rapport de l’offre et de la demande est réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l’échange, la production, leur mode de comportement réciproque.
Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. Du reste, la masse d’ouvriers qui ne sont qu’ouvriers – force de travail massive, coupée du capital ou de toute espèce de satisfaction même bornée – suppose le marché mondial; comme le suppose aussi du coup, du fait de la concurrence, la perte de ce travail en tant que source assurée d’existence, et non plus à titre temporaire. Le prolétariat ne peut donc exister qu’à l’échelle de l’histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l’action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu’en tant qu’existence « historique universelle ». Existence historique universelle des individus, autrement dit, existence des individus directement liée à l’histoire universelle.
La forme des échanges, conditionnée par les forces de production existant à tous les stades historiques qui précèdent le nôtre et les conditionnant à leur tour, est la société civile qui, comme il ressort déjà de ce qui précède, a pour condition préalable et base fondamentale la famille simple et la famille composée, ce que l’on appelle le clan, dont les définitions plus précises ont déjà été données ci-dessus. Il est donc déjà évident que cette société bourgeoise est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire et l’on voit à quel point la conception passée de l’histoire était un non-sens qui négligeait les rapports réels et se limitait aux grands événements historiques et politiques retentissants.
La société bourgeoise embrasse l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives. Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’une étape et déborde par là même l’État et la nation, bien qu’elle doive, par ailleurs, s’affirmer à l’extérieur comme nationalité et s’organiser à l’intérieur comme État. Le terme de société civile apparut au XVIIIe siècle, dès que les rapports de propriété se furent dégagés de la communauté antique et médiévale. La société civile en tant que telle ne se développe qu’avec la bourgeoisie; toutefois, l’organisation sociale issue directement de la production et du commerce, et qui forme en tout temps la base de l’État et du reste de la superstructure idéaliste, a toutefois été constamment désignée sous le même nom. »
Marx, l’idéologie allemande.