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Jésus et la perspective islamique

Erudit, grand spécialiste du lexique coranique, traducteur du Coran et auteur d’une somme magistrale consacrée à la grammaire lexicale du Coran, Maurice Gloton qui était pleinement engagé dans le dialogue islamo-chrétien de son vivant, nous livre dans l’introduction de son ouvrage « Jésus le Fils de Marie dans le Qur’ân et selon l’enseignement d’Ibn ‘Arabî » (Albouraq) dans quelle perspective l’islam aborde la vie et le message du Christ. Une publication exclusive de Mizane.info en pleine commémoration de la Pâques chrétienne.  

Une étude approfondie et complète sur Jésus et Marie, selon la Révélation islamique et dans la perspective de l’enseignement d’Ibn `Arabî, oblige à les situer tous deux dans le contexte propre à cette dernière Descente divine, sans devoir ni les dissocier de celle-ci, ni du dernier Prophète, Muhammad, sur qui elle est descendue de chez Dieu.

La perspective « christique » de l’Islam est donc intimement liée à la figure originale, totalisatrice et récapitulative de Muhammad, sceau de la prophétie légiférante, envoyé par Dieu avec la forme de l’Islam en conformité à la Loi divine universelle.

L’étude que nous présentons dans cet ouvrage devra tenir compte de toutes ces considérations et obligera à envisager préalablement ce qu’est la Révélation coranique, dernière manifestation cyclique et universelle de la Parole divine. Cette dernière Révélation divine contient des thèmes
nombreux sur l’eschatologie, l’éthique, sur des prescriptions législatives et rituelles, etc.

Elle présente d’une manière concise des données concernant les Révélations antérieures qui sont soit confirmées dans les valeurs authentiques, essentielles et actuelles qu’elles véhiculent, soit infirmées ou abrogées dans les cas contraires. Compte tenu des dispositions diverses et
toujours en mutation qu’ils portent en eux, les êtres humains doivent servir Dieu en tenant compte des informations qu’Il donne dans le Qur’ân – qui est Sa Parole descendue sur le Prophète – et éventuellement dans d’autres Livres inspirés, en fonction de conditions cycliques nouvelles dans lesquelles l’humanité évolue. Il faudra ensuite montrer ce qu’est la réalité de Muhammad, Messager, Prophète et serviteur de Dieu, sceau des prophètes synthétisant toutes les autres typologies prophétiques jusqu’au Jour de la Résurrection.

Une telle perspective, qui est celle de l’Islam, dernière Révélation, permet de comprendre que les Descentes divines qui sont intervenues au cours des différentes phases du cycle humain, avec tous les types prophétiques qu’elles font intervenir, sont considérées, dans le Qur’ân comme
Révélations voulues par Dieu, la Révélation divine étant permanente mais se manifestant sous des formes différentes toujours appropriées.

Les commentateurs musulmans du Qur’ân dont certains grands maîtres de la spiritualité musulmane, tel Ibn `Arabî, mettent l’accent sur ces données de l’Islam et les développent en accord avec l’expression coranique et la Tradition du Prophète en fonction d’interprétations multiples
que ces Textes fondamentaux permettent selon leurs modes d’expositions littérales et symboliques. Nous présenterons en traduction, à la fin de cet ouvrage, des extraits de deux des principaux écrits d’Ibn `Arabî pour illustrer les thèmes de notre étude qui s’est nourrie et inspirée de ses ouvrages et de ceux de certains grands commentateurs du Qur’ân qui se sont exprimés sur le sujet qui nous concerne dans ce travail dédié particulièrement à l’Oint, Jésus, le Fils de Marie.

En fonction de ces préliminaires, il ne sera jamais question de considérer l’Islam comme une hérésie chrétienne, ainsi que certains l’ont affirmé plus ou moins explicitement depuis ses origines, il y a plus de quatorze siècles, et même jusqu’à nos jours, bien qu’une meilleure compréhension
de personnes non musulmanes de plus en plus nombreuses rende le dialogue et les échanges possibles et constructifs. Il faut espérer qu’un rapprochement large et profond entre personnes toujours plus qualifiées s’établira à tous niveaux : métaphysique, théologique, éthique, scientifique et sociologique, à condition de reconnaître les valeurs authentiques et permanentes de la Révélation promulguée sous différentes formes par les messagers et les prophètes que Dieu a envoyés pour le salut de l’humanité.

Le Prophète de l’Islam reçut la Révélation sous des formes diverses qui ont été décrites tant par lui-même que par certains de ses fidèles Compagnons. Quand la Révélation descendait sur lui, aucune connaissance acquise et distinctive qui aurait pu faire concurrence à la Parole divine, l’amoindrir ou l’altérer, ne se manifestait en lui. Muhammad était parfaitement ummî, c’est-à-dire « non lettré, analphabète », de substance virginale et diaphane, dans une disposition telle que sa mère l’avait mis au monde, selon les termes d’une Tradition prophétique authentique. La Parole divine passait en lui et par lui telle une eau limpide qui reste inaltérée et inaltérable. Les connaissances particulières et diversifiées qu’il pouvait avoir acquises par expérience personnelle n’interféraient jamais avec la Descente divine pendant qu’elle intervenait sur lui en un moment de plénitude et de concentration parfaites, dans une Présence divine totale qui le remplissait intégralement. Par exemple, ses connaissances du Christianisme à travers des représentants de l’Eglise n’ont jamais altéré les Paroles divines reçues, ni ne se sont substituées à elles, quand Dieu mentionne Jésus, Marie et un certain christianisme dans les Ecritures sacrées de l’Islam.

Le Texte coranique ne présente les Révélations antérieures transmises par les prophètes concernés que sous la forme de récapitulations essentielles, sans avoir à préciser leurs contenus exhaustifs, leur chronologie, etc. car cela n’est ni sa vocation ni son propos. Ce que Dieu dit dans le Qur’ân à propos de Jésus et Marie doit être nécessaire et suffisant pour que, à l’intérieur de l’Islam, les spirituels puissent porter leurs méditations sur eux deux sans rien avoir à négliger ou ignorer de la réalité de Muhammad et du contenu du Message universel qu’il transmet.

Nous pouvons, dès lors, entrevoir quelle est ou sera la portée de telles études pour l’Occident en grande partie de tradition chrétienne. Dans cette perspective, l’Islam, ou plus exactement le Qur’ân, donne des informations sur les Révélations antérieures dans leurs valeurs fondamentales. Il propose aux musulmans et éventuellement à des ressortissants d’autres Traditions véritables les thèmes essentiels et suffisants pour le développement de toute vie spirituelle.

Cette perspective scripturaire justifie que les Détenteurs d’une Ecriture sacrée forcément antérieure à l’Islam, devraient tenir compte de l’ultime et nécessaire Statut cyclique de celui-ci voulu providentiellement par Dieu et de sa présence dans le monde actuel. Dans cette optique, une autre constatation s’impose. Les données que la Révélation coranique présente en relation avec les prophètes antérieurs à la venue de l’Islam historique sont nécessairement vraies et suffisantes puisque révélées par Dieu. Si des différences ou des divergences apparaissent entre des formulations chrétiennes et islamiques, par exemple, il faudra toujours garder à l’esprit que la Révélation islamique ne peut être que l’expression de la Vérité, même si, pour une donnée identique ou similaire plusieurs énonciations demeurent possibles dans la perspective d’autres Révélations, par enrichissement et non par opposition. Si des divergences de points de vue subsistent, elles devront, si possible, être examinées et résolues toujours en tant que données que Dieu Lui-même pose et postule.

Une telle attitude ne se produira qu’en faisant une parfaite confiance dans le Texte révélé indiscutable et vrai en soi et dans ses multiples implications. La méditation profonde, l’intuition sûre et la sincérité totale de l’être spirituel doivent l’aider à réaliser le contenu inépuisable et souvent difficile à décrypter de l’Ecriture en cause. Cette attitude oblige à ne jamais perdre de vue que chaque Révélation divine est fondamentalement complète en soi, suffisante pour les Communautés qu’elle était ou est toujours appelée à régir. Selon ce principe, aucune ne devrait être dévalorisée, car il n’y a pas en soi de Révélations divines imparfaites puisqu’elles sont initialement voulues par Dieu pour le salut de ceux qui y adhèrent. Des représentants d’une Révélation pourront toujours essayer de montrer la « supériorité » de celle-ci mais, en définitive, la vérité telle que Dieu la formule différemment, ne fera que montrer la difficulté de cette démarche qui nécessite de grandes compétences en diverses disciplines.

Dans les conditions actuelles de l’humanité, où le brassage des cultures et des religions est de plus en plus important, il y a un immense intérêt à s’efforcer de comprendre la Vérité révélée de l’autre sans vouloir la dénigrer, sans l’amoindrir, sans la dévaloriser et sans la déformer, tout en gardant soi-même une parfaite conviction intellectuelle et une intégrité morale exemplaire d’une manière générale et surtout sous le rapport de l’engagement et du cheminement dans la voie adoptée. Le rapprochement effectif et efficace, tant spirituel et théologique qu’éthique et sociologique, entre représentants de Révélations différentes n’est et ne sera qu’à ces conditions, avec la grâce de Dieu.

Enfin, un dernier point ne devra jamais être perdu de vue. Dans la Révélation faite au Prophète, la langue que Dieu met en œuvre est l’Arabe clair qui acquiert ainsi une valeur sacrée. Aussi, la traduction du Texte saint nécessite un scrupule, un respect profond et une grande pudeur à l’égard de la Vérité ainsi qu’une sincérité totale. La traduction devra, dans la mesure du possible, restituer les significations polyvalentes, littérales et symboliques de l’Original en tenant compte de la sémantique fondamentale de l’Arabe sacré et de sa philologie d’origine, comme moyen d’expression providentiel de la Révélation coranique.

C’est dire qu’une étude originale, dans cette perspective, s’impose ainsi qu’une méthode adaptée à cette exigence d’interprétation, sans qu’il faille toujours et nécessairement se conformer aux traductions et commentaires existants, et sans tomber dans les pièges nombreux d’une restitution du Texte sacré traduit selon des schémas de pensées transmis d’une manière héréditaire. Dans cette étude, l’Ecriture sera abordée selon la perspective qu’elle est avant tout originelle et originale, qu’elle ne copie pas les Ecritures antérieures, qu’elle doit être comprise en elle-même et replacée dans le contexte et les circonstances de cette Révélation et non dans ceux que des représentants d’autres confessions essayent quelquefois de faire prévaloir.

Le traducteur et présentateur devra donc être un interprète fidèle qui s’efface devant la parole de Dieu pour qu’elle soit mieux reconnue avec transparence et véracité. Pour ces différentes raisons, la traduction de certains termes coraniques que nous proposons dans cet ouvrage pourra différer des traductions habituelles. Notre méthode en la matière se fonde sur celle que la plupart des savants musulmans utilisent pour tirer partie de la valeur polysémique des racines coraniques qui gardent une résonance étymologique d’origine mais qui se développent en fonction d’acceptions nouvelles qu’elles portaient virtuellement mais qui n’avaient pas toutes été mises en valeur. Ce langage coranique comportant une dimension sacrée rend ainsi possible des interprétations multiples jamais figées de la Parole divine.

Dès les débuts du Christianisme, la perspective christique, mariale et trinitaire a posé aux pères de l’Eglise de réelles et délicates questions et continue jusqu’à nos jours à soulever de nombreuses difficultés. Les dogmes portant sur les deux Natures du Christ, sur les trois Personnes de la Trinité et sur « la Mère de Dieu » (théotocos), ont été élaborés par l’Eglise durant des siècles, certains même récemment, et trop souvent dans la confusion, la discorde et les répressions sanglantes. Les premiers grands Conciles, ceux de Nicée, d’Ephèse, de Chalcédoine, par exemple, qui fixèrent les éléments les plus déterminants sur la Trinité, le Christ et Marie, ne firent pas l’unanimité, loin s’en est fallu, chez les docteurs de l’Eglise d’Orient et d’Occident. La crise monophysite, qui s’étala sur plusieurs siècles, n’était pas partout achevée lors des premières conquêtes importantes de l’Islam naissant, et celles-ci facilitèrent certainement la conversion en masse des communautés chrétiennes de Syrie, de Mésopotamie, d’Arabie, d’Egypte, d’Afrique du nord et même d’Espagne.

Le Christianisme dont les premiers représentants étaient des sémites, prospéra mieux et durablement dans les zones géographiques et culturelles où les Panthéons grec et latin avaient triomphé. Pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, les théologiens et les pères grecs et latins élaborèrent une somme théologique en utilisant les méthodes philosophiques et philologiques propres à la culture grecque et à sa logique. Par contre, les Chrétiens des communautés d’origine sémite étaient moins aptes fondamentalement et donc moins enclins à recevoir ce mode de formulation. Les controverses sur la Trinité et sur les « deux natures » les touchaient moins et leurs tendances au Monophysisme leur fit accepter avec facilité la formulation directe et plus évidente du Monothéisme islamique.

Ces controverses christologiques, trinitaires et mariales se reflètent dans le Texte coranique qui met en garde contre des positions doctrinales catégoriques, excessives et figées. Si les deux Natures du Christ sont suggérées à plusieurs endroits du Qur’ân, si l’injonction de ne pas dire « Trois » au sujet de Dieu intervient, et même si la Réalité divine au degré de l’Unicité (tawhîd) peut être envisagée sous des « aspects » essentiels différents, la difficulté n’en demeure pas moins réelle et le Texte coranique en tient compte d’une manière subtile sujette à de nombreuses interprétations, surtout si le contexte coranique est envisagé sous de multiples aspects. Les mêmes problèmes, qui firent l’objet de conflits dogmatiques dans l’Eglise, peuvent également se poser à travers les versets qui visent ces difficultés, nous le verrons bien des fois dans cette étude.

Cependant, la Parole divine coranique est considérée par l’immense majorité des musulmans comme infaillible, prépondérante, indubitable et incontestable et nous ne la remettrons donc jamais en cause dans cette étude. Elle sera acceptée par nous intégralement sans aucun préalable. Les théologiens-juristes et commentateurs musulmans du Qur’ân ont dû, très tôt et jusqu’à l’époque présente, prendre connaissance des données de la tradition chrétienne d’une manière approfondie.

Toutefois, les versets coraniques qui ont trait à certains aspects de la réalité de Jésus ont été interprétés de manière contrastée et quelquefois contradictoire selon les écoles d’appartenance. Notre approche des thèmes à l’étude a été envisagée selon les interprétations des grands commentateurs du Texte sacré et selon l’enseignement d’Ibn `Arabî ainsi que nous l’avons précisé au début de cette introduction.

D’autre part, et c’est fondamental, la perspective islamique de l’Unicité divine et de la Mission légiférante et universelle du Prophète Muhammad permet de ne pas s’occuper exclusivement du cas privilégié et exceptionnel de l’Oint, Jésus le Fils de Marie, l’Islam, n’étant pas le Christianisme, garde toute la vertu d’être une Descente divine originale, intégrale et autonome, synthèse des Révélations antérieures, qui mentionne, entre autres sujets, certaines données de ces Révélations antérieures vues à travers le prisme de l’Islam et mentionnées à titre d’exhortation et de méditation.

Maurice Gloton

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