Auteur du premier ouvrage historique d’anthropologie consacré à l’Inde (Tahqiq ma lil hind), Al Biruni (973/1050) est l’initiateur d’une méthode rationnelle d’étude des peuples où prédomine une rigueur d’observation et d’analyse novatrice. Ikrame Ezzahoui, étudiante en master I d’histoire à l’université Paris I, nous retrace les contours de cette méthode dans un article publié par Mizane.info.
Dans sa “Brève Histoire des Empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent”, l’historien Gabriel Martinez Gros consacre un essai à Ibn Khaldun, “le plus grand historien du Moyen Âge et de l’Islam” d’après lui.
Il y explique les tribulations des premiers empires islamiques et la raison de leurs déclins à travers le prisme de son interprétation de la pensée khaldounienne.
Pour G.M Gros, la chute de l’empire abbasside qui survient dès le Xème siècle est due aux essoufflements militaires que connaît cette formation politique et aux échecs répétés qui mettent fin aux conquêtes.
Ce “désarmement”, cette pacification passive qui est vue de façon très négative par G.M. Gros marque aussi la fin de ce qui est souvent vu comme un âge d’or de la “civilisation arabo musulmane”.
Cependant, le morcellement politique que connaît le “Dar al islam” à ce moment-là notamment avec la proclamation de nombreux autres “contre-califats”, peut aussi être vu comme une période d’intenses échanges intellectuels et culturels.
Il s’agit de voir la fécondité de ce “iftiraq”, (séparation), de cette fitna qui a aussi permis l’émergence de centres de savoirs autonomes moins soumis aux exigences d’un centre politique (Bagdad) poliçant les discours.
Dans le sillage d’Ibn Khaldun et de sa conception de “destruction créative”, on peut voir les séquences de guerres de cette manière: les batailles comme celles de Talas en 751 où se font face Abbassides et Chinois (et où est introduite pour la première fois dans le monde musulman, la technique de la fabrication du papier) sont ainsi toujours bien plus que des batailles en ce qu’elles sont aussi des moments d’échanges, de coudoiement avec l’altérité, ce qui permet un recul critique par rapport à soi, un décentrement fécond.
Une des figures les plus marquantes de cette sortie de l’acosmisme abbasside est le savant musulman Al Biruni, dont il s’agit d’examiner à travers son étude de l’hindouisme, l’évolution du logos islamique qui se tourne vers une altérité apparaissant à présent moins irréductible.
Le tournant millénaire
La pensée d’Al Biruni évolue dans un contexte trouble d’intenses changements pour le mode intellectuel musulman.
Depuis la quatrième fitna, l’autorité califale est tombée en désuétude, et on observe alors une forme de “privatisation” de la science religieuse.
Le foisonnement doctrinal du IXe siècle est aussi le signe que le pôle de compréhension de l’islam n’est plus sous l’égide unique du calife.
Des matrices philosophiques nouvelles, notamment celle du Kalam (selon laquelle le Coran a été créé en un temps et un lieu et qui permet donc au calife de légiférer selon son contexte) permettent de former des nouvelles représentations d’une altérité qui paraît moins indépassable.
Son étude de l’hindouisme s’inscrit jusqu’à un certain point dans la tradition ancienne de l’adab al rihla, très courante dans l’empire islamique. Née avec l’expansion du monde musulman, cette littérature, fruit d’une expérience à la fois initiatique et politique prend de l’ampleur avec les conquêtes et traduit un besoin d’écriture d’une Histoire universelle en comparant sciences et coutumes des civilisations environnantes.
La période dans laquelle Al Biruni rédige ces travaux est aussi marquée par la fin du “jihad state” (défini par Blankinship comme système où l’autorité politique puisait sa légitimité dans l’expansion territoriale) à partir de 751 avec l’échec de la bataille de Talas.
Une des conséquences de cet essoufflement des conquêtes est l’affaiblissement de l’autorité califale qui ne représente désormais plus le pôle principal en matière de guidance religieuse. Les savoirs qui se développent pendant cette époque troublée se trouvent donc moins encadrés par les nécessités de l’affirmation d’une domination militaire du califat islamique à prétention universelle.
Cette autonomisation des oulémas est conjuguée à un autre phénomène, celui de l’autonomisation régionale et de la formation de nouveaux califats comme celui des Fatimides (921), et de Cordoue (929) profitant des faiblesses intestines des Abbassides installés à Bagdad.
Ce morcellement territorial de l’empire islamique est propice à un décentrement du logos islamique et à une production de savoir renouvelé.
Abu Rayhan al Biruni est lui-même une figure de cette globalisation du savoir.
Ce perse de langue arabe né dans l’actuel Ouzbékistan étudia à la fois les sciences naturelles et les mathématiques, l’astronomie et la géographie, l’histoire et la linguistique.
Il est considéré comme le fondateur de l’indologie grâce à sa description très détaillée de l’Inde du 11e siècle où il voyagea à l’occasion de l’exploration scientifique du sultan Mahmud al Ghazni.
En étudiant au fur et à mesure des sources indiennes, dont il connaissait probablement la langue, le sanskrit, il rédige progressivement son ouvrage intitulé “Tahqiq ma lil hind” dont le titre complet est “Etude des idées de l’Inde qu’elles soient conformes à la raison ou rejetées par celle-ci”.
Une tradition renouvelée
Son étude de l’hindouisme s’inscrit jusqu’à un certain point dans la tradition ancienne de l’adab al rihla, très courante dans l’empire islamique.
Née avec l’expansion du monde musulman, cette littérature, fruit d’une expérience à la fois initiatique et politique prend de l’ampleur avec les conquêtes et traduit un besoin d’écriture d’une Histoire universelle en comparant sciences et coutumes des civilisations environnantes.
La géographie impériale abbasside qui orientait cette répartition du monde se retrouve dans ces écrits.
Le système culturel de l’adab basé sur la répétition, où l’imitation était un hommage, reposait sur un “plaisir du texte” procuré par la description de ‘ajaib (merveilles) poussant souvent à bout toute forme d’altérité.
L’ouvrage d’al Biruni Tahqiq ma li al Hind est donc un texte qui s’inscrit dans la tradition ancienne de l’Adab al rihla (littérature du voyage) mais à laquelle Al Biruni ampute le caractère formel des Belles Lettres qui se traduit notamment par une disparition du pôle de réception en attente des topos fabulistes.
Dans l’introduction à son étude de l’hindouisme, Al Biruni distingue avec lucidité deux formes de narration.
“En matière religieuse, écrit-il, l’observateur superficiel retiendra des informations sans intérêt, c’est-à-dire qui surenchérissent sur la prétendue bizarrerie de l’Autre sans en tirer de leçons, tant pour les croyants que pour les spécialistes. Au contraire, l’historien, qui connaît la réalité des choses, fera l’impossible pour l’extraire des légendes et des mythes, même s’il en écoute le récit avec plaisir mais en se gardant bien d’y croire”.
C’est cette amputation qui permet de faire du voyage, un des outils de l’historien.
En désamorçant ces attentes et en évitant de cantonner à une altérité insurmontable la religion des Hindous, Al Biruni tente d’organiser cet espace social avec rationalité: “Si ce qu’ils croient être leur vérité diffère de la nôtre, si même elle paraît abominable pour les musulmans, eh bien ! je dirai seulement : « C’est là ce que croient les Hindous et telle est leur façon de voir !
C’est donc une méthodologie nouvelle qui organise son propos, qu’on pourrait qualifier de sociologique par son effort de systématisation.
Une méthodologie nouvelle
Avec Al Biruni se cristallise une discipline historiographique où l’auteur investit d’un savoir et d’une méthodologie nouvelle un monde pourtant déjà connu des sources anciennes, l’Inde.
En effet, l’auteur détaille son entrevue avec un autre historien dans lequel il parvient à la conclusion qu’aucun ouvrage sérieux n’a encore été écrit sur ce sujet :
« Ma conversation avec al-Tiflîsî tomba alors sur un exemple particulier : celui des religions et des croyances des Hindous (Hunûd). Je remarquai que, chez nous, la plupart des ouvrages écrits sur ce sujet ne sont que des copies, où chaque auteur puise dans un autre. Le résultat est un mélange d’informations données à l’état brut, sans la moindre critique.”
C’est l’angoisse face à une origine qui se dérobe face à l’écoulement de l’histoire, qui pousse certains adeptes de la religion à façonner des idoles en l’honneur des prophètes, des savants ou des anges et à “conserver en leur absence ou après leur mort (prophètes, savants et anges), leur mémoire dans le cœur des générations et des siècles (…) Cependant, cette origine finit par se perdre, mais le culte des idoles devient officiel et une voie à suivre (sunna)”.
Le texte d’Al Biruni s’extrait de la logique de pur archivage ou de compilations de sources antérieures qui alimente au fil du temps une image de l’Autre inquiétant et figé.
Al Biruni nomme lui-même cette méthodologie nouvelle dont il use, l’iyan” (œil).
L’auteur le définit comme le témoignage oculaire où “l’œil regarde l’objet de son observation, et cela au moment et à l’endroit même où se produit un événement”.
Elle permet notamment à Biruni de se libérer des traditions historiques antérieures diffusant des discours qui peu à peu devinrent admis de tous sans que la nécessité de l’idrak (la perception) ne revienne au premier plan.
L’observation revêt une importance nouvelle chez Al Biruni qui met en lumière les dangers inhérents à la compilation de savoirs sans mise à jour : “Transmettre une information possible, c’est reproduire aussi bien la vérité que l’erreur, puisque l’une et l’autre sont dans le sillage des historiens.”
Il détaille ensuite les erreurs commises par les historiens jusque-là.
“La première sorte est celle de l’historien qui ment par intérêt personnel, ou pour faire l’éloge de sa race (jins), ou qui, au contraire, s’en prend aux siens à loisir. Tel autre raconte des mensonges pour plaire à ses protecteurs, ou inversement par mépris pour ceux qu’il rejette. Une troisième sorte est celle de l’historien qui ment par intérêt, à cause de la bassesse de sa nature, ou encore par crainte de dire du mal d’autrui.”
En voulant se distinguer de ses prédécesseurs, Al Biruni explique alors ses motivations : “C’est pour cela que j’ai rédigé ce Livre de l’Inde, sans calomnier des gens qui ont des croyances contraires aux nôtres, et sans oublier de citer leurs propres paroles.”
Une altérité démystifiée
Dans le chapitre IX du Tahqiq ma li al Hind, l’auteur a la spécificité de s’interroger avec une méthodologie nouvelle sur certaines pratiques culturelles de la religion comme des constructions humaines.
Il prend pour objet une pratique religieuse précise, celle de la fabrication d’idoles chez les Hindous qui est selon Al Biruni un dévoiement du monothéisme pur présent chez les Brahmanes.
Il tente aussi de systématiser ses hypothèses en montrant que cette pratique existe à travers plusieurs époques et religions.
Il n’est donc plus dans une altérisation forcée car il tente de faire la genèse de cette pratique en remontant aux légendes populaires prises pour la première fois comme objet d’étude sérieux.
En voulant décrire le processus qui selon lui a amené les Hindous à l’adoration d’idoles, Al Biruni énonce : “On sait que le vulgaire est naturellement porté vers le monde sensible et n’aime pas l’abstraction; celle-ci est l’apanage des savants. Mais, partout et toujours ils ne sont qu’une minorité”.
En fonctionnant à partir de catégories générales, celle du “vulgaire”, du “peuple” et des “savants”, sa thèse peut donc englober toutes les civilisations environnantes y compris celle de l’Islam. “Etant donné que le peuple est à l’aise devant les images taillées” cette “déviation” vers l’idolâtrie est un danger qui menace toutes les communautés humaines y compris celles des “Gens du Livre”.
D’ailleurs, Al Biruni analyse rationnellement ce besoin de construction d’un sol ontologique d’une fixation de l’origine dans une image qui pousse les peuples à construire des idoles sacrées.
A lire sur le même thème : Al Biruni a-t-il inventé l’anthropologie ?
C’est l’angoisse face à une origine qui se dérobe face à l’écoulement de l’histoire, qui pousse certains adeptes de la religion à façonner des idoles en l’honneur des prophètes, des savants ou des anges et à “conserver en leur absence ou après leur mort (prophètes, savants et anges), leur mémoire dans le cœur des générations et des siècles.
L’auteur explique ensuite comment au fil du temps s’opère un glissement; l’objet n’est plus seulement réceptacle protecteur de la mémoire, mais devient idole. “Cependant, cette origine finit par se perdre, mais le culte des idoles devient officiel et une voie à suivre (sunna)”.
De cette règle, les musulmans ne sont d’ailleurs malheureusement pas exempts car Al Biruni poursuit en disant que “montrerait-on à des musulmans quelconques quelque image du Prophète, de la Mecque ou de la Ka’ba, qu’ils la baiseront, la pressaient contre leurs joues, comme s’ils avaient vu, non pas des représentations figurées, mais les originaux sur place”.
L’historien B. Farès avance l’hypothèse de l’existence d’une “querelle des images” en Islam au IXe et au Xe siècles, avec une bataille de fatwas entre penseurs mu’tazilites comme Al Jahiz, et penseurs hanafites.
En prenant comme objet d’étude le Dar al islam, Al Biruni le voit comme un élément intégré à une totalité plus vaste.
Cela est sans doute dû au fait qu’Al Biruni ait vécu sous le pouvoir militarisé des Ghaznévides dont l’armée était très mixte composée de soldats turcs, arabes, kurdes, afghans etc…
La légitimité politique et religieuse ne reposait plus sur une élite arabe comme cela était le cas sous le califat omeyyade et les premiers temps abbassides.
Le monde est ici pensé comme une totalité plus large et ce n’est ainsi plus une dichotomie du “eux vs. nous” qui est présentée dans le texte.
En effet, dès le début Al Biruni place les musulmans au même titre que les chrétiens, les juifs et les manichéens, comme un peuple qui n’échappe nullement à la théorie selon laquelle “le peuple est à l’aise devant les images taillées”
Une leçon de l’Histoire
Un peu plus loin dans son étude, Al Biruni développe une critique intéressante sur l’Antiquité.
Sur le plan politique, il semble le premier à faire tomber de son piédestal l’idéal de la cité romaine démocratique en décrivant les mécanismes de la tyrannie qui a “forcé à l’idolâtrie” le peuple “profitant de son adoration naturelle de ses idoles” en se penchant sur la légende de la fondation de la ville de Rome.
Au moment où “Romulus tua son frère et que ce meurtre fut suivi de convulsions internes et de guerres”, Al Biruni raconte que pour pallier à ces crises et se racheter aux yeux de son peuple, Romulus décide sur la base d’un songe de construire une statue en or du défunt.
Cette légende narrée en détail est intéressante à plusieurs égards, d’abord parce qu’elle ressemble beaucoup aux événements qui ont secoué le monde islamique en 813 lorsque Al Amin, fils de Harun al Rashid qui devait hériter de la fonction de calife fut assassiné par son propre frère Al Ma’mun qui deviendra calife à sa place.
Sans doute Al Biruni fait un rapprochement conscient ou inconscient avec l’histoire du monde musulman, car pareil à Romulus, Al Ma’mun récupère après le meurtre de son frère, les insignes, les reliques à savoir, le dit manteau du Prophète (paix et bénédiction de Dieu sur lui) (Burdah) et son sceptre, ces objets lui permettant de légitimer son autorité.
Al Biruni explique ensuite que c’est en faisant faire de Remus “ une statue en or qu’il plaça à ses côtés”, que se mit en place des pratiques politiques injustes déviantes, puisque comme les Grecs, “profitant de l’adoration naturelle rendue par le peuple”, Romulus organisait jeux et fêtes pour “se concilier ceux qui ne lui pardonnait pas la mort de son frère”.
C’est un élément très important car il montre qu’Al Biruni ne traite pas uniquement de l’idolâtrie comme déviance religieuse, mais aussi comme une forme de tyrannie politique, comme on le voit dans le culte de la personnalité, sous certains régimes élaborant une réflexion sur la pratique du pouvoir et la légitimité de l’autorité.
Le savant tire de l’expérience de divers peuples une leçon générale d’histoire qui montre que sa méthodologie de systématisation porte ses fruits, faisant d’Al Biruni un penseur brillant et précurseur dans son domaine.
Ikrame Ezzahoui
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