« La mort de Socrate » (David).
Quatrième et dernière partie de l’article du philosophe algérien Mohammed Taleb consacré aux nouveaux paradigmes scientifiques et à leur intelligibilité dans l’intellectualité musulmane contemporaine. L’écrivain y poursuit sa quête de réconciliation du Divin, du Cosmos et de l’humain en parvenant au terme d’un cheminement intellectuel à la nécessité de réhabiliter la philosophie comme espace de dialogue et de rencontre entre religion et science.
La quête de sens en islam correspond donc à une élévation et à une intériorisation. On dira aussi qu’elle est une « verticalisation de la connaissance », c’est-à-dire qu’elle rapporte la connaissance à un principe transcendant qui, bien qu’indicible (respectant en cela les règles de la théologie apophatique ou négative, tanzih) se donne à « voir » dans le cosmos.
Faut-il rappeler que c’est le même terme de la langue arabe, ayat, qui désigne les versets du Coran, les états intérieurs de l’âme et les phénomènes du cosmos ? Les versets comme les phénomènes sont des Signes qui, précisément, sont les signatures de ce principe ineffable.
Seyyed Hossein Nasr écrit encore : « (…) le Coran est le cosmos, ce vaste monde de la création dans lequel l’homme vit et respire. Ce n’est pas par hasard qu’on appelle les versets du Coran signes, ou prodiges (ayat), au même titre que les phénomènes de la nature et les événements intérieurs de l’âme humaine.
Selon le verset coranique bien connu : « Nous ferons éclater nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est la Vérité » (XLI, 53).
Dieu manifeste Ses « signes », les Vestigia Dei, aux horizons, c’est-à-dire dans le cosmos et, plus spécialement, dans le monde de la nature mais aussi à l’intérieur de l’âme des hommes, jusqu’à ce que ceux-ci réalisent que c’est la Vérité.
Ce sont précisément ces signes qui apparaissent dans le Coran. Cette correspondance entre les versets du Coran et les phénomènes de la nature est essentielle car elle détermine la conception musulmane de la nature et la direction prise par la science islamique.
Le Coran correspond en un certain sens à la nature, à la création de Dieu. C’est pourquoi contempler un phénomène de la nature doit conduire le Musulman à se rappeler Dieu, sa Puissance et sa Sagesse. L’homme devrait être attentif aux « merveilles de la création » et voir constamment les « signes » de Dieu aux horizons.
Cette attitude, qui est l’un des traits essentiels de l’Islam, est intimement liée à la correspondance qui existe entre le Coran et l’Univers. »
Avec cette longue citation du penseur iranien, nous comprenons mieux la dynamique transdisciplinaire qui cohère dans le même processus le théologique, le cosmique et l’anthropologique. Nous rejoignons-là la problématique du tawhid qui fonde l’unité de tout ce qui existe.
Dépasser la logique tripartite d’Aristote
Le thème du tawhid ne se rapporte pas uniquement au thème de l’unité d’un Dieu qui nous serait extérieur. Dieu n’est pas d’abord extérieur. Dieu « est » un principe absolument indicible, indéterminé, ineffable, un principe qui échappe à toute tentative humaine de le dire d’une façon définitive.
Mais ce principe « est » aussi transcendance et immanence, non-manifestation et manifestation, essence et existence. Loin des trois règles aristotéliciennes de la logique : – identité, non contradiction et tiers exclus -, la logique musulmane, et singulièrement dans le Coran, se fait un malin plaisir à être « complémentariste », paradoxale.
Il y aurait là un rapprochement utile à faire avec le Tao de la tradition chinoise ou encore la coincidencia oppositorum de Nicolas de Cuse. Le tawhid relève de cette logique qui défie les structures mentales binaires.
Dans le langage technique d’Ibn ‘Arabi, toute réflexion sur le tawhid doit partir de la distinction entre deux modes de l’unité divine : la première est l’unité ineffable, absolument transcendante, indéterminée, non manifestée ; la seconde est l’unité qui se dit, qui se montre à travers la triple révélation, la triple manifestation de ses Signes, ayat, dévoilés dans le Coran, la Nature et la profondeur, l’intériorité des humains. La première est dite ahadiyya, la seconde wahdaniyya.
Ainsi, nous devrions être attentifs au fait qu’une partie importante de la tradition musulmane refuse le dualisme ontologique entre un Dieu créateur et un cosmos (et une humanité) créé. La véritable tension passe à l’intérieur du divin, entre son essence (dhat) et son existence (wujud).
Or, le Cosmos est l’existence même de Dieu. De nombreuses polémiques ont eu lieu à propos de cette question et nous voudrions lui apporter une contribution.
Dire qu’il faut dépasser le dualisme ontologique Dieu/Création ne signifie nullement que l’on « réduise » Dieu à Sa Création. Contrairement à l’« analyse » sommaire de certains, il n’y a nulle trace de panthéisme dans l’approche non duelle dont nous parlons, et qui est la nôtre.
Au contraire, nous considérons qu’il existe une troisième voie qui nous permet d’échapper à la fois au dualisme ontologique Dieu/Création, et au panthéisme qui établit un rapport d’identité-confusion entre Dieu et la Création.
Cette troisième voie est fondée sur une logique, non aristotélicienne !, d’inclusion mutuelle : Dieu est à l’intérieur de la Création, à travers Ses signes, Ses ayat, et la Création est à l’intérieur de Dieu, à travers Son existence, Son wujud.
Le panenthéisme d’Ibn ‘Arabi
C’est d’ailleurs dans cette approche non duelle que la transcendance divine est la plus respectée car elle ne peut faire l’objet d’une appropriation. L’essence (le huwa du tasawuf) de Dieu est hors de portée.
Le grand spirituel Junayd a dit : « La parole la plus sublime sur la connaissance de l’Unité est celle qui a été prononcée par Abû Bakr le Juste (al-Siddîq) : « Gloire à Celui qui n’a pas octroyé à Ses créatures d’autre voie pour Le connaître que l’impuissance à Le connaître. ».
Il aurait également dit : « Sache que l’adoration de Dieu commence par sa connaissance, que le fondement de la connaissance de Dieu est de confesser Son Unité, et que la règle à observer quand on confesse Son Unité est de nier de Lui toute description répondant aux questions « comment ? », « d’où (vient-il) ? » et « où (est-il) ? » »
Dans le langage technique d’Ibn ‘Arabi, toute réflexion sur le tawhid doit partir de la distinction entre deux modes de l’unité divine : la première est l’unité ineffable, absolument transcendante, indéterminée, non manifestée ; la seconde est l’unité qui se dit, qui se montre à travers la triple révélation, la triple manifestation de ses Signes, ayat, dévoilés dans le Coran, la Nature et la profondeur, l’intériorité des humains.
La première est dite ahadiyya, la seconde wahdaniyya.
Malheureusement, c’est la non conscience, ou la méconnaissance, de cette distinction fondamentale qui a conduit certains à l’accusation de panthéisme alors que nous sommes dans un panenthéisme, c’est-à-dire dans une inclusion, une intégration du cosmos, du créé dans l’unité de manifestation de Dieu, tout en sauvegardant son unité non manifestée, transcendante.
L’islamologue Roger Arnaldez précise : « La wahdâniyya vient donc, d’un point de vue ontologique et non temporel, après la ahadiyya, qui est l’unité pure de l’Essence absolument indéterminée par quelque qualification que ce soit, tel l’Un de Plotin, que ne saurait qualifier aucun attribut. »
Il n’est pas illégitime de dire que si le Coran est comme un Cosmos, nous devrions tout faire pour éviter toute espèce de « conquête de l’espace » pou préférer « une exploration de l’univers ».
Ainsi, une théologie est respectueuse du Coran, non pas quand elle tend à « conquérir » le Coran, notamment en citant à tort et à travers ses versets afin de légitimer une position humaine quelconque, mais, au contraire, quand elle invite à l’« explorer », afin d’être séduit par l’inédit, le nouveau, qui surgit au détour des versets.
« La relation science et islam doit donc être d’abord un dialogue »
Le poète Salah Stétié écrit : « Terre et cosmos sont une panoplie d’ayât, mais le Coran lui aussi est tissu d’ayât rayonnantes. Aller par le chemin des ayât que porte le monde, par celui des ayât que supporte la langue, c’est définir et c’est affermir une convergence ; c’est plaider pour une correspondance, pour une coïncidence de l’être et des mots. »
La relation entre sciences contemporaines et islam peut être instrumentalisée si certaines conditions ne sont pas respectées, par des dynamiques fondamentalistes et dogmatiques qui voudraient, par là, donner une légitimation rationnelle, scientifique, à leur projet.
Il est donc nécessaire de bien examiner ces conditions protectrices et de faire en sorte que notre propre logique et arguments ne soient pas marqués par ce confusionnisme.
Il y a une intelligence de la science et une intelligence de la foi. Rendre intelligible les nouvelles dynamiques cognitives des sciences contemporaines, en particulier ses nouveaux paradigmes, dans l’intellectualité arabo-islamique semble être un souci légitime et même l’une des conditions les plus importantes de l’émergence d’une nouvelle posture de la pensée.
Dans mon esprit, la relation entre science et islam n’a de sens que si nous faisons émerger, d’une part, de ces sciences une (ou des) philosophie(s), un (ou des) paradigme(s) et, d’autre part, de l’Islam une (ou des) philosophie(s).
C’est la philosophie qui est le lieu de la rencontre, à moins de vouloir juxtaposer des versets du Coran et les équations de Werner Heisenberg ou d’Alain Connes. La relation science et islam doit donc être d’abord un dialogue, une controverse, une disputatio entre des lectures philosophiques de la réalité.
Cela suppose de la rigueur et une claire conscience que la science ne se réduit pas à son instance formaliste et mathématicienne ni non plus la religion à son instance rituelle et dogmatique.
Il y a une intelligence de la science et une intelligence de la foi. Rendre intelligible les nouvelles dynamiques cognitives des sciences contemporaines, en particulier ses nouveaux paradigmes, dans l’intellectualité arabo-islamique semble être un souci légitime et même l’une des conditions les plus importantes de l’émergence d’une nouvelle posture de la pensée.
En effet, l’un des enjeux majeurs de cette relation science et islam réside dans l’élaboration d’une modernité scientifique arabo-islamique, c’est-à-dire, non pas d’une « formalisme mathématique arabo-islamique » (ce qui ne veut rien dire), mais d’une lecture philosophique du réel enracinée dans l’humus historico-spirituel de l’Islam.
Dit autrement, il s’agit de rendre en langue arabe, à travers un imaginaire arabo-musulman, ces paradigmes scientifiques. Ce travail est d’ordre philosophique, conceptuel, langagier.
La leçon d’Edward Saïd
La promotion des nouveaux paradigmes scientifiques dans l’espace arabo-musulman et dans la communauté arabo-musulmane d’Europe peut contribuer à la communication interreligieuse, interculturelle et transculturelle.
Cette communication est d’autant plus nécessaire que l’atmosphère de ces relations s’est passablement dégradée ces dernières années. Un coup d’œil, même superficiel, sur l’actualité internationale confirme ce malheureux constat.
Le fait qu’une philosophie de la science puisse contribuer, d’une certaine manière, à une détente interreligieuse et interculturelle devrait nous convaincre de participer et même d’initier un débat entre les visions du monde traditionnelles de l’islam et les interrogations issues des nouveaux paradigmes scientifiques.
Ce sont là des enjeux fondamentaux que les jeunes scientifiques, théologiens, intellectuels arabes et musulmanes doivent relever. Dans notre esprit, il n’y a aucun doute : une appropriation critique et intelligente des nouveaux paradigmes scientifiques est l’un des conditions de la nécessaire réforme de l’esprit à laquelle nous sommes conviés.
Le regretté Edward Saïd le disait avec ces mots forts et puissants : « Il ne s’agit pas du savoir en tant que produit dont nous avons besoin, il ne s’agit pas non plus de ne plus remédier à la situation en se dotant de plus grandes bibliothèques, d’un plus grand nombre d’ordinateurs et d’équipements, mais plutôt de connaissances de qualité basées sur la compréhension et non sur l’autorité ou sur des répétitions dépourvues d’esprit critique ou sur une reproduction mécanique.
Il ne s’agit pas de faits, mais de la manière avec laquelle les faits sont liés à d’autres faits. Comment sont-ils construits, sont-ils liés à des hypothèses ou à des théories ? Comment apprécier la relation entre la vérité et l’intérêt ? Comment comprendre la réalité en tant qu’histoire ? Il s’agit là de quelques exemples des principales questions auxquelles nous sommes confrontés, qui peuvent être résumées en une seule phrase/question : Comment penser ? »
Mohammed Taleb
** Article paru dans la revue Etudes orientales Nos 23/24, 2005-2006.
Partie 1 :
Partie 2 :
A lire également :