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Motahari : gnose pratique et gnose théorique

Qu’est-ce que la gnose (‘irfan) pratique et la gnose théorique ? Quelles sont leurs rapports respectifs avec l’éthique et la philosophie ? Pour le penseur et exégète chiite Mortada Motahari, l’approche gnostique a sa propre logique qui la différencie de l’approche rationnelle. Mizane.info publie un texte extrait de son ouvrage « La science de la gnose » (Albouraq) traduit de l’arabe par ‘Abd al-Wadûd Bour.

La partie pratique de la gnose décrit la relation de l’homme avec le monde et avec Dieu. Elle définit ces relations, et explique les devoirs que ces relations imposent à l’homme. En tant que science pratique, cette partie de la gnose ressemble à l’éthique. La différence entre les deux sera analysée plus tard. Cette partie de la gnose s’appelle sayr wa sulûk : le « cheminement » ou « voyage spirituel ». Elle explique le point de départ du voyage spirituel ou le début du chemin à partir duquel doit commencer l’homme qui désire atteindre le but ultime de sa propre humanité, à savoir la réalisation de l’unicité divine ; dans quel ordre il doit traverser les différentes étapes et « stations » ; de quels « états » il est supposé faire l’expérience durant son voyage. Quant au voyage en vue de la gnose, il est essentiel de l’entreprendre sous la houlette d’un guide spirituel parfaitement expérimenté, qui soit au fait du déroulement du voyage, et qui en ait lui-même parcouru toutes les étapes. Sans la guidance d’un tel maître parfait (parfois appelé khidr 1), le sâlik – « voyageur » ou « novice » – peut perdre son chemin et s’égarer. Un poète a dit : « Ne tente pas d’avancer sans être accompagné d’un khidr. La chaussée se parcourt dans les ténèbres, aussi dois-tu être attentif à ne pas perdre ton chemin. »

La connaissance de l’unicité de Dieu (tawhîd) que cherche le gnostique, et qui est le but suprême pour lequel l’homme a été créé, est assez différente du monothéisme professé par les gens ordinaires. Pour un philosophe, l’unicité de Dieu signifie qu’il n’y a qu’un seul Être essentiel, et rien de plus. Le gnostique soutient que le tawhîd signifie que Dieu est le seul Être réellement existant. L’existence de toute chose autre que Lui est illusoire. Le monothéisme du gnostique réside dans la pratique du voyage spirituel pour atteindre, par ce moyen, le niveau où il ne voit rien d’autre que Dieu. Les adversaires des gnostiques, non seulement n’ont pas cru à la réalité d’un tel niveau de connaissance, mais ont parlé, à propos de cette idée, de pure hérésie.

Au contraire, pour les gnostiques, c’est seulement en atteignant ce niveau qu’on peut réellement parler d’« affirmation de l’unicité divine », et tous les autres niveaux de croyance en un seul Dieu apparaissent comme hérétiques [parce qu’ils associent quelque chose à Dieu]. Selon les gnostiques, l’homme ne peut atteindre ce niveau au moyen d’un processus purement intellectuel. Il ne peut l’atteindre qu’en nettoyant et en purifiant son cœur, en supprimant les désirs de sa nature grossière, et en entreprenant le voyage spirituel.

C’est le côté pratique de la science de la gnose – et de ce point de vue, elle ressemble à l’éthique – qui indique aussi au voyageur le comportement qu’il doit avoir. La différence entre cet aspect de la gnose et l’éthique tient au fait que, au-delà des relations de l’homme avec lui-même et avec le monde, la gnose traite de ses relations avec Dieu. Aucun système éthique ne se soucie du comportement et de la relation de l’homme avec Lui. Seul le système moral d’une religion prend cet aspect en compte. Le voyage spirituel en vue de la gnose, comme son nom l’indique, implique une certaine dynamique, alors que les principes moraux sont, eux, immuables. La gnose parle d’un point de départ, puis indique les différents niveaux que le novice doit traverser pour atteindre le terme final. Du point de vue du gnostique, le « chemin spirituel » est un chemin réel, et non un chemin au sens figuré ou un chemin imaginaire. Il est nécessaire d’en parcourir chaque étape, et il est impossible à quiconque d’atteindre une étape sans avoir franchi les précédentes. Aux yeux du gnostique, l’âme est comme un enfant ou une plante, qu’il faut nourrir comme il faut, selon une méthode précise et un système déterminé.

En revanche, l’éthique ne prend en compte que certaines qualités sur lesquelles il insiste, comme la sincérité, la justice, la chasteté, la charité ou le sacrifice, toutes des vertus qui polissent et embellissent l’âme. D’un point de vue moral, l’âme humaine peut se comparer à une maison qu’on doit décorer et repeindre, mais en le faisant il n’est pas nécessaire de suivre un ordre, et le travail peut commencer par n’importe quel endroit. Dans la gnose aussi, les qualités morales sont prises en compte, mais elles en constituent des éléments dynamiques. Les éléments spirituels, dans l’éthique, sont limités. Chacun sait ce qu’ils signifient. Dans la gnose, au contraire, les éléments spirituels sont relativement abondants. Les états ou les circonstances émotionnelles dont le novice fait personnellement l’expérience au cours du voyage spirituel sont analysés dans la gnose. Son expérience ne peut être partagée avec d’autres.

La science de la gnose explique également la nature de l’univers. Elle traite de Dieu, du monde et de l’homme. Cette partie de la gnose s’apparente à la philosophie, qui tente d’interpréter l’univers d’une façon intellectuelle, de même que certains aspects de la gnose, comme nous venons de le dire, rejoignent l’éthique, qui veut changer la condition morale de l’homme. Même si certaines caractéristiques communes se retrouvent dans les deux cas, la gnose est néanmoins différente de la philosophie comme de l’éthique. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette distinction.

Les aspects théoriques de la gnose

A côté de ces aspects pratiques, la science de la gnose comporte une dimension théorique et conceptuelle, concernant la nature de l’univers, l’homme, Dieu et le monde. Cette partie de la gnose ressemble donc de près à la philosophie, car l’une et l’autre expliquent la nature de l’univers. La philosophie et la mystique ont chacune leurs propres problématiques et principes ; ce qui les différencie, c’est que la philosophie fonde ses arguments sur des postulats rationnels et logiques, alors que la science ésotérique, qui est la gnose, fonde ses arguments sur la vision spirituelle et l’intuition, pour ensuite énoncer ses théories sous une forme logique et discursive. Le raisonnement philosophique peut être comparé à l’étude d’un essai dans sa langue d’origine, et le raisonnement de la gnose à l’étude d’un essai traduit d’une autre langue. Ce qu’affirment les gnostiques, c’est qu’ils expriment dans le langage de la raison ce qu’ils voient avec l’œil de leur cœur et avec tout leur être.

Les conceptions gnostique et philosophique de l’existence sont assez différentes. Du point de vue du philosophe, l’existence de ce qui est autre que Dieu est aussi réelle que l’existence de Dieu. La différence est que Dieu est existant par Lui-même, un Être existant par essence, alors que tout ce qui n’est pas Dieu n’est ni existant en soi, ni existant par essence. C’est l’Être existant par Lui-même qui fait exister tout ce qui n’est pas Dieu. Mais selon les gnostiques, l’existence de ce qui n’est pas Dieu n’a aucune réalité au regard de l’existence de Dieu, même si on admet que c’est Dieu qui donne aux choses leur existence. Du point de vue gnostique, l’existence de Dieu pénètre toute chose, et toute chose est une manifestation de Ses noms et attributs. Rien n’existe comme Lui existe.

Le point de vue du philosophe est différent de celui du gnostique. Le philosophe veut comprendre l’univers. En d’autres termes, il veut concevoir une représentation correcte, relativement complète et exhaustive de l’univers. Aux yeux du philosophe, l’accomplissement de l’homme consiste à percevoir le monde d’une manière telle que, au sein de sa propre existence, l’existence du monde prend sa place, et il devient ainsi lui-même le monde. C’est pourquoi la philosophie a pu être définie ainsi : « C’est l’homme devenant un monde mental similaire au monde existant. » Mais un gnostique ne s’intéresse ni à la raison ni à l’intellect. Il veut avoir accès à la réalité de l’existence, qui est Dieu Lui-même. Il veut rencontrer cette réalité et pouvoir l’observer. Selon le gnostique, l’accomplissement de l’homme consiste à retourner à son origine (d’où il est issu), à effacer la distance entre lui-même et Dieu, et à se débarrasser des attributs humains pour chercher à subsister en Dieu. Un philosophe fait usage de sa raison et de son intellect, là où un gnostique utilise un cœur et une âme purifiés, par un effort spirituel constant.

Mortada Motahari

Notes :

1 – Al-Khidr ou al-Khadir (litt. : « le verdoyant ») est le nom que la tradition prophétique donne au mystérieux personnage, évoqué par le Coran, qui guide le Prophète Moïse tout au long du chemin dans le dévoilement progressif de la réalité profonde des choses. Cf. Coran 18 : 60-82. [N.d.E.]

 

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