Que sait-on réellement du parcours d’Al Qaradawi ? Quelle a été sa contribution à la pensée musulmane contemporaine ? Comment expliquer son succès fulgurant et le déclin relatif de sa popularité ? Pour répondre à toutes ces questions, la rédaction de Mizane.info s’est entretenue avec Nabil Ennasri, docteur en science politique, auteur d’une thèse portant sur les relations entre le cheikh al Qaradawi et la diplomatie de l’Etat du Qatar, soutenue à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Exclusif.
Mizane.info : Qui était vraiment Youssouf al Qaradawi ?
Nabil Ennasri : Youssouf al Qaradawi faisait partie du cercle des oulémas les plus influents du monde musulman. Un ouvrage publié en 2009 par les universitaires Bettina Graf et Jakob Skovgaard-Petersen le désignait comme un « global mufti » et comme l’un des deux savants musulmans les plus influents de la seconde moitié du 20e siècle dans le monde arabe. Son apport a été à la fois scientifique, livresque, idéologique et même philosophique. Une contribution presque sans commune mesure dans le monde arabe en termes de production.
Il a été le maître à penser pendant des décennies de la mouvance des Frères musulmans, avec un leitmotiv qui a traversé toute son œuvre et qu’il mettait régulièrement en avant en se l’appropriant : le concept de la wassatiyya (juste milieu, ndlr).
Cette idée-force (wassatiyya), il le martèlera tout au long de sa vie et dans son œuvre. La wassatiyya signifie la modération dans la lecture des sources religieuses, ce qui le plaçait d’après ses dires entre les franges les plus rigoristes et conservatrices, voire fondamentalistes, et celles qui tendaient vers un laïcisme et un libéralisme plus exacerbé.
Pour rester dans un registre descriptif de la manière dont il considérait sa position, il voulait incarner un juste milieu entre le rigorisme des uns et la dissolution des autres.
Comment expliquer les raisons de sa notoriété, de sa popularité et de son influence dans le monde arabe ?
Trois grandes étapes nous permettent de le comprendre. D’abord sa formation, typiquement azharite (tiré du nom de l’université islamique égyptienne Al Azhar, ndlr). Cette formation était considérée comme l’une des plus prestigieuses en termes de cursus religieux, dans les années 1950/70. A l’époque, la formation dispensée à Al Azhar était considérée comme la plus performante du monde arabe, au moment où les universités du Golfe émergeaient à peine. Al Qaradawi gravira tous les échelons du cursus jusqu’à obtenir son doctorat en 1973. Cette formation typique et classique le plaçait d’emblée dans le rang des oulémas traditionnels. Son approche traditionniste lui a donc permis d’engranger un certain capital symbolique auprès de ses coreligionnaires.
Seconde étape, sa production. Plus de 100 livres, et en comptabilisant l’ensemble de ses épitres et contributions dans plusieurs volumes, cela monte à près de 200 ouvrages, du jamais vu. Cette production lui a ouvert les portes d’une dizaine d’université dans le monde musulman et ailleurs, en Europe et aux Etats-Unis, dans les années 70/80, auprès des communautés musulmanes occidentales. Ajoutons à cette production, le cumul de ses fonctions honorifiques dans le monde musulman qui lui ont permis de fortifier un magistère moral et religieux qui a pris de plus en plus d’importance au fil des années.
Troisième étape, sa capacité à prendre le train des mass médias et de ce qu’on appelait les autoroutes de l’information. Qaradawi fut l’un des premiers à le faire au Qatar, à la radio d’abord, à la télévision ensuite.
A la faveur de la prise de pouvoir du prince héritier Hamad ben Khalifa Al Thani en 1995, et du lancement de la chaîne Al Jazeera, Al Qaradawi est devenu l’imam cathodique qui s’est fait connaitre dans le monde entier grâce à sa célèbre émission « Ash-Shariah wal-Hayat ». Tout cela va s’imbriquer jusqu’à en faire un « global mufti », une personnalité incontournable du champ religieux musulman.
Une célébrité qui lui vaudra des critiques des deux côtés, à la fois par les tendances rigoristes qui jugeaient ses positions trop indulgentes l’accusant de prendre trop de liberté par rapport aux canons de l’orthodoxie, et par les franges libérales et laïques qui le jugeait trop conservateur sur certains sujets.
Al Qaradawi va particulièrement s’impliquer dans les débats d’idées et de société et va s’intéresser également aux questions qui touchaient les musulmans vivant en Occident. Il s’engagera activement dans la construction d’institutions comme le Conseil européen de la fatwa ainsi que les écoles IESH. Il fut aussi le président-fondateur en 2004 de l’Union internationale des savants musulmans. Tout cet édifice patiemment construit fait de lui une personnalité unique dans le monde musulman.
Vous avez évoqué sa formation et sa grande production. Etait-il un savant généraliste ou avait-il des champs de spécialisation ? Quelles idées, concepts ou réflexions particulières a-t-il laissé en héritage ?
Du fait de sa formation, Al Qaradawi a abordé et traité de nombreux sujets dans l’ensemble des disciplines islamiques. Notamment, les usul al fiqh (les fondements de la jurisprudence religieuse) et leur implémentation dans un monde moderne. Il a en ce sens beaucoup contribué à une forme de renouvellement de la pensée au sein de la mouvance islamiste contemporaine.
Par exemple sur les questions économiques, il a fait partie des shari’a boards de très nombreuses institutions bancaires islamiques qui ont impulsé ce que d’aucuns qualifient de « finance islamique ». Avec son ouvrage, Fiqh al Zakat, Qaradawi s’est efforcé de proposer une relecture et une réinterprétation contextualisée de la zakat dans un contexte moderne très mouvant qui entrait de plein pied dans le monde arabe et musulman, loin des lectures traditionnalistes du monde rural.
Une réflexion, donc, autant sur les fondements que les pratiques et leur application dans le monde contemporain. Il abordait également les questions de dogme, de la foi, mais aussi de la langue arabe, puisque c’était également un poète. On lui doit plusieurs ouvrages sur la rhétorique (al balagha) de la langue arabe pour laquelle il était reconnu.
D’une part Youssouf al Qaradawi était reconnu comme une autorité savante dans le monde musulman et exerçait une influence prépondérante en ce sens, mais d’autre part certains de ses ouvrages étaient interdits en Egypte et en Arabie Saoudite. Comment comprendre ce paradoxe ? Que pouvez-vous nous dire sur la réception de son travail dans le monde arabe ?
Cette réception est très dépendante du contexte. Dans les années 60 et 70, al Qaradawi est très reconnu et apprécié dans l’ensemble des pays du Golfe. Il va fonder l’université islamique du Qatar dont il sera le premier recteur. Son activité s’intensifie : il participe à de nombreux colloques dans le monde musulman, est invité par plusieurs universités en Arabie saoudite, voyage régulièrement aux Emirats arabes unis. Avant la guerre du Golfe (1991), la pensée des Frères musulmans est relativement en symbiose avec celle des wahhabites saoudiens, ce qui va engendrer le phénomène de sahwa, le réveil islamique, mouvance idéologique remarquablement analysée par l’universitaire Stéphane Lacroix et d’autres. Les seules disputes sont des querelles de dogme.
La guerre du Golfe va bousculer cette symbiose et créer une scission à l’intérieur du champ islamiste avec des littéralistes saoudiens qui vont critiquer la pensée politique des Frères dans le rapport à l’autorité et à l’Etat, ainsi que la légitimité démocratique de l’appel aux urnes et de la mobilisation populaire que Qaradawi va au contraire valider.
L’un des autres marqueurs d’al Qaradawi est de s’engager pleinement dans les débats d’idées et de causes parmi les plus sensibles du monde arabe, en particulier la cause palestinienne, la guerre en Irak, l’Afghanistan, les Talibans. Après 2010, il exprimera son soutien aux révoltes arabes jusqu’à l’appel quasiment au meurtre de Kadhafi, ce qui va sensiblement écorner son image.
Ces positions tranchées vont faire pâlir sa popularité et le faire percevoir comme un porte-voix de la diplomatie qatarienne. Même chose pour sa lecture de la révolte bahreïnie comme n’étant non pas un authentique soulèvement populaire comme cela a pu être le cas en Egypte, au Yémen et ailleurs, mais comme une révolte confessionnelle qui n’était pas l’expression populaire légitime du peuple bahreïni. Cette lecture biaisée va là aussi contribuer à susciter de nombreuses critiques.
Ses opposants lui ont aussi reproché d’avoir contribué à accentuer la confessionnalisation de la guerre en Syrie entre sunnites et chiites…
A mesure qu’il intervenait dans les débats publics, le cheikh Al Qaradawi est devenu d’autant plus clivant qu’il pouvait se positionner sur des sujets qui ne relevaient pas de son domaine de prédilection. A partir du moment où il va s’engager aux côtés des révolutionnaires et s’opposer frontalement aux régimes autoritaires issus des indépendances, étant donné le caractère extrêmement clivant de la guerre syrienne ou libyenne, sa posture de relais officieux de certains Etats lui vaudra les foudres grandissantes d’une frange de l’opinion et des élites qui dénonceront une forme de dévoiement de son magistère.
A l’instant où il entre dans l’arène politique en prenant des positions aussi tranchées, dans un contexte symbolique et physique particulièrement violent (crises syrienne, libyenne, bahreïnie), le choc en retour sera fort en raison du caractère très politisé de ses positions. Ce qui s’en ressentira sur son image et fera baisser son audience dans le monde arabe.
Vous disiez récemment dans Le Monde que la mort de Youssouf Al Qaradawi marque « la fin d’une époque. » Qu’entendiez-vous par là ?
Youssouf al Qaradawi avait une place structurante dans la pensée des Frères musulmans d’une manière générale, ce qui n’est pas peu de chose quand on sait que la confrérie constitue l’un des pivots majeurs du champ religieux contemporain dans le monde arabe. Il jouait un rôle de référent du fait de sa contribution en terme de grille de lecture intellectuelle. Cette contribution a permis à de nombreux musulmans de pratiquer leur foi dans un monde moderne en pleine mutation.
Il incarnait le rôle d’un Guide spirituel pour les Frères musulmans. Au sein de la galaxie frériste, il était le seul à détenir cette figure tutélaire que l’on pourrait qualifier de quasi « papale » pour reprendre les termes des politologues Stéphane Lacroix et Thomas Pierret, le seul à posséder un tel capital symbolique.
Sa disparition crée une forme de vide difficilement remplaçable par des successeurs secondaires par rapport à la posture globale qu’il détenait.
Propos recueillis par la rédaction