Omero Marongiu-Perria. © Mizane.info
Sociologue, écrivain, spécialiste de l’islam français, Omero Marongiu-Perria a suivi de près les travaux et le lancement du FORIF. Dans un entretien exclusif accordé à Mizane.info, il se prononce en faveur d’une pluralité de structures dialoguant avec l’Etat. « Plus de la moitié des mosquées en France ne sont affiliées à aucune fédération. Si l’on veut faire émerger une nouvelle instance de représentation du culte musulman, il faut prendre acte de la pluralité de l’islam français », confie-t-il à notre rédaction.
Mizane.info : Quel est votre regard sur la méthode employée par le ministère des cultes pour faire émerger le Forum de l’islam de France (FORIF) ?
Omero Marongiu-Perria : Je suis plutôt optimiste car il y a une situation de blocage qui est claire. On ne peut pas être plus bloqués que cela. Les pouvoirs publics ne laisseront pas de marge de manœuvre aux composantes du CFCM, y compris les contestataires pour faire une énième mouture qui reprend à peu près le même schéma d’organisation, les mêmes acteurs, les mêmes fédérations et les mêmes liens avec les chancelleries étrangères.
J’ai senti une vraie rupture dans le discours du président de la République et dans le positionnement du ministère de l’Intérieur. Notamment dans le rapport aux chancelleries étrangères. Cette rupture n’était pas aussi claire auparavant.
A présent, le CFCM n’est plus l’interlocuteur officiel des pouvoirs publics. Le ministère de l’Intérieur dialogue désormais avec les représentants des fédérations composant le CFCM mais seulement en tant que structures individuelles et au même titre que n’importe quel autre acteur. Les imams détachés c’est aussi fini, dans quelques temps.
Aujourd’hui, il y a une opportunité offerte par les pouvoirs publics aux musulmans sous la forme d’un Forum de l’islam de France axé autour de quatre groupes de travail (imamat, aumônerie, sécurisation des lieux de culte, application de la loi sur les principes républicains, ndlr).
Une des difficultés qui se posera sera de savoir qui va nommer les aumôniers, en l’absence de structure officielle reconnue par l’Etat. Il n’existe plus d’institution de ce type. Il faudra donc que les musulmans se mettent autour de la table pour construire une ou plusieurs structures affectées à cela.
Quel modèle d’institution religieuse préconisez-vous pour l’organisation de l’islam en France ?
Je suis personnellement favorable au fait qu’il y ait plusieurs structures dans le dialogue avec l’Etat. Dans les pays musulmans, il y a toujours un ministère des affaires religieuses qui gère le culte et il est inconcevable qu’une mosquée et un imam fonctionnent en autonomie. Il n’y a pas dans ces pays d’imams autoproclamés.
En France, les musulmans fonctionnent sur un mode qui est proche selon moi du congrégationalisme des protestants et notamment des évangéliques. Dans les faits, ce sont soit l’assemblée des fidèles soit les responsables des lieux de culte qui choisissent les imams et leur attribuent leur légitimité. Ceci indépendamment du cursus qu’il a pu avoir et de ses compétences.
Même dans les fédérations musulmanes, chaque entité est autonome. Plus de la moitié des mosquées en France ne sont affiliées à aucune fédération. Si l’on veut faire émerger une nouvelle instance de représentation du culte musulman, il faut prendre acte de la pluralité de l’islam français.
Il faut également trancher la question du modèle. Veut-on un modèle de représentation laïque qui négocierait dans le dialogue avec les autorités la question du culte musulman ? Un modèle profane qui ne gère pas les questions théologiques et liées au culte ? Ou veut-on une représentation théologique de l’islam ? Ce sont deux choses différentes.
Le CFCM n’a jamais voulu trancher ce débat et a préféré toucher à tout. Le problème du CFCM est que certaines de ses composantes se sont inspirées du modèle politique du CRIF. Or, le CRIF n’a rien à voir avec une représentation religieuse du culte. Il y a eu confusion. On peut à la limite s’inspirer de l’union des bouddhistes de France ou du Consistoire israélite. Cette question du modèle est essentielle et doit être tranchée.
Sur quel conseil théologique les musulmans pourraient-ils s’appuyer ?
Il y a déjà plusieurs conseils théologiques : le Conseil théologique du Rhône, le Conseil théologique des musulmans de France, la Grande Mosquée de Paris a le sien, l’Union des Mosquées de France aussi.
Tous ces conseils sont aussi légitimes les uns que les autres car ils reflètent les sensibilités de l’islam de France. D’ailleurs, les chiites sont aussi en train de s’organiser, et ils peuvent faire émerger un conseil théologique. La diversité et le contenu de ces conseils ne regardent pas les pouvoirs publics car cela relève du théologique et non du politique.
Ceux qui ont critiqué le fait que le Conseil national des imams défendait une certaine théologie ont eu raison d’établir cette critique. Ce genre de chose n’est pas possible dans un pays laïque. Chez les bouddhistes et les protestants, il y a des contestations, tout n’est pas uniforme.
Sur le plan pratique, il faut également un accompagnement des mosquées pour toutes les questions administratives comme l’ouverture de carrés confessionnels, ou l’application de la loi 1905. Cela fait 20 ans que j’explique aux musulmans pourquoi il est important de définir le périmètre cultuel dans une mosquée. Le fait qu’une instance n’ait pas pu atteindre ces objectifs signifie qu’il y avait pour ses acteurs d’autres enjeux.
C’est donc une bonne chose qu’on dise aujourd’hui aux fédérations, qui ne représentent pas plus de 40 % des mosquées, vous ne pouvez pas être les seuls interlocuteurs des pouvoirs publics pour représenter les intérêts des associations musulmanes.
Qui portent, selon vous, la plus grande responsabilité dans ce blocage institutionnel ?
Les acteurs des années 80 représentent un vrai blocage car ils ne veulent pas laisser émerger une génération de nouveaux acteurs. Cette situation n’est pas spécifique à l’islam. Elle touche des associations laïques et les autres religions en France. C’est le cas typique d’un conseil d’administration qui est resté dans un entre-soi pendant 10 ans, 20 ans ou plus. Jusqu’au moment où ils constatent qu’ils n’ont plus la force de porter leur structure associative et disent alors : Personne ne nous soutient ! Personne ne les soutient car ils ont fait le vide autour d’eux.
Le CFCM a été incapable de mener à bout les dossiers qu’il a gérés. L’idée est donc de se dire : on accepte que le CFCM a été un échec et on reprend le chantier d’une instance fédérative. On pourrait également avoir un scénario où plusieurs instances représentatives émergent.
Chez les protestants, il existe l’association historique, la Fédération Protestante de France, qui est l’interlocuteur officiel du pouvoir. Mais il y a aussi les évangéliques qui se sont structurés au sein du Conseil National des Evangéliques de France (CNEF) et avec lequel le gouvernement dialogue également et qui est invité aux réunions ministérielles. Et le CNEF est partenaire de la FPF mais il a sa propre organisation et son propre mode de désignation des pasteurs.
On peut donc avoir des instances différentes qui dialoguent ensemble mais à la condition qu’elles incarnent des sensibilités différentes, des visions et des projets différents. Et non des organisations défendant des intérêts communautaires, ethniques ou politiques comme cela a été le cas jusqu’à présent.
Le FORIF sera-t-il de facto cette nouvelle structure représentant l’islam pour les autorités françaises ? Comment pourrait-elle bénéficier du soutien et de l’appui des musulmans de la base, très critiques envers le CFCM et l’islam consulaire, mais tout aussi critiques envers la violation des principes de laïcité qu’on a pu observer dans ce dossier ?
Depuis Napoléon, c’est un fait : l’Etat veut un interlocuteur principal par tradition religieuse. C’est une tradition française et l’islam n’y échappera pas, même si cela fait grincer des dents chez la base.
Napoléon, c’est antérieur à la laïcité…
Oui, mais même dans le cadre de la laïcité cette règle est devenue un impensé républicain. Quand une association enregistre ses statuts loi 1905, elle doit se référer à une hiérarchie cultuelle. La pratique auparavant pour une association musulmane était de se référer au CFCM. Il y a toujours cette idée qu’il existe une légitimité des instances religieuses centrales.
Raison pour laquelle, même dans le contexte laïque, l’Etat fait une distinction entre une association relevant d’une religion et celle relevant d’un mouvement sectaire. L’Etat continue à baliser le champ de ce qu’est une association cultuelle et une institution religieuse reconnue. L’islam n’échappera pas à cela.
Comment le FORIF gèrera-t-il la diversité religieuse interne à l’islam de France ?
Avec le FORIF, l’Etat envoie selon moi un message aux associations musulmanes : désormais, vous ne pouvez pas mettre à l’écart des personnalités et des sensibilités minoritaires de l’islam qu’elles soient chiites, libérales ou sécularisées.
Le bureau des cultes entretient par exemple des relations avec une grande diversité d’acteurs de la société civile musulmane en dehors des institutions religieuses. Ce sont en partie des musulmans qui ont un lien avec le culte mais qui sont plutôt dans une approche libérale de l’islam.
Ce qui est intéressant, c’est que le Bureau central des cultes a essayé de ménager toutes les sensibilités en disant : il est impossible de faire émerger une instance représentative des musulmans sans prendre en compte les associations considérées comme conservatrices.
Les associations religieuses sont de toutes façons conservatrices sur les valeurs, c’est un fait. C’est ce que je dis aux courants minoritaires : il y a une réalité. On ne peut pas attendre des positions progressistes sur des questions liées à la famille ou au rapport à l’altérité. Cela ne fait pas pour autant de ces associations des parias de la République. Ce conservatisme est inhérent à toutes les traditions religieuses.
J’avais moi-même essayé d’organiser des rencontres entre des personnalités musulmanes de sensibilités différentes avant le Covid. Cela m’avait été reproché. On m’avait dit qu’un coup je côtoyais des salafistes, puis des libéraux, etc. Je ne vois pas où est le problème. Je n’ai pas de combat à mener, je débats avec tout le monde, ce qui ne m’empêche pas d’avoir des désaccords et de les exprimer quand il le faut, tout comme les autres peuvent le faire. C’est l’objectif. Je pense que les pouvoirs publics voudraient que cela puisse se produire au sein du FORIF.
Concernant la pluralité des instances représentatives, il y avait eu le cas de la Plateforme des Musulmans. Des individus issus de la sphère religieuse, mais qui ne se reconnaissaient pas dans les instances représentatives, avaient décidé de lancer une structure représentant leurs propres positions dans le champ islamique français.
En soi, ce projet était très intéressant. Le problème est que cette structure a été encore une fois orientée en partie vers des pratiques de nature politique et non à la défense d’intérêts liés à la pratique du culte.
Avoir une diversité de structures est une bonne chose et peut permettre d’organiser des congrès, des colloques, des groupes de travail, d’ouvrir des débats et d’avancer sur des questions. À mon avis les pouvoirs publics aimeraient certainement que quelque chose de cette nature-là puisse émerger.
Les pouvoirs publics vont être néanmoins confrontés à la gestion de l’islam réel, c’est-à-dire les formes les plus présentes et influentes de l’islam sur le territoire national. Parmi ces formes influentes, on peut citer ce qu’on peut appeler un sunnisme identitaire formé d’anciens musulmans salafistes reconverties soit à une école juridique, en général malikite, soit dans la réactivation d’un imaginaire historique victorieux autour des figures musulmanes populaires comme Khalid ibn al Walid ou Saladin. Le Forif acceptera-t-il d’intégrer cette dynamique contestatrice dans ses rangs ?
C’est possible. Certains membres de l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF) étaient sur cette ligne que vous avez décrite. Les salafistes ne sont pas les seuls concernés. Les malikites sont à mon sens sur ce registre de la religion-identité également. L’idéal serait d’avoir un éventail de personnes de sensibilités diverses et qui puissent parler de choses techniques et non de considérations théologiques ou normatives.
Pourquoi les musulmans ne veulent pas travailler ensemble ? Parce qu’une personne va décoder une autre personne comme étant d’une autre tendance et par ce fait, considérant que cette personne ne s’inscrit pas dans l’orthodoxie telle qu’elle-même la définit, va refuser de travailler ou discuter avec elle. On ne s’en sortira jamais de cette manière.
Ou alors dans ce cas-là qu’il y ait une instance qui représentent les intérêts salafistes, une autre les intérêts malikites, une autre encore les intérêts chiites, etc.
Une fois balisé, ce terrain doit permettre à ces acteurs de travailler sur un certain nombre de dossiers communs auprès des pouvoirs publics. Autrement, l’Etat n’aura pas d’interlocuteur et les dossiers n’avanceront pas faute d’accord.
J’entretiens en ce qui me concerne des relations avec des personnalités aux idées très différentes et cela me permet de m’enrichir et de débattre. Le problème est que nous n’arrivons pas à traduire cette idée sous une forme institutionnelle.
Ne pensez-vous pas que ce manque de dialogue interne s’explique par le fait qu’avoir cette ouverture implique de la maturité, de la confiance en soi, de la connaissance et que l’islam véhiculé par la base recherche lui de la sécurité psychologique. D’un autre côté, on peut comprendre que les fidèles lambda soient réticents à voir un certain nombre de leurs références être battus en brèche ou désacralisés chaque jour, ce qui est perturbant pour un fidèle, indépendamment du fond des débats.
Oui, mais les fidèles ne sont pas concernés dans cette histoire. Ce sont les conseils théologiques des différentes obédiences et parfois les imams ou influenceurs qui diffusent des avis ou des positions en laissant entendre qu’il s’agit de la seule manière de comprendre l’islam. Certains vont jusqu’à s’inventer des filiations familiales avec chouyoukhs (savants de l’islam). Le problème se situe à ce niveau, qui n’est pas celui des fidèles.
Encore une fois, les pouvoirs publics ont besoin d’avoir des techniciens face à eux. Les bouddhistes et les évangéliques ont tous des commissions de juristes avec des groupes d’experts qualifiés sur des questions techniques. Seuls les musulmans font porter dans certaines fédérations ces questions à des cadres qui n’en ont pas les compétences. Le CFCM avait des commissions de travail. Si ces commissions étaient composées de personnel qualifié, le travail aurait été fait.
Or, le Bureau central des cultes a amassé de son côté une véritable expertise sur pas mal de sujets. Depuis 2015, de nombreux appels à projet et des équipes de recherche ont été financés. L’islam français possède de nombreuses personnes ayant un parcours de réussite très important, des musulmans pratiquants avec parmi eux beaucoup d’experts. Les associations musulmanes n’ont jamais su intégrer ces compétences.
Nous avons aussi beaucoup de mal à nous comprendre sur ce qu’est la critique du patrimoine islamique. L’autre jour, je donnais une conférence à la mosquée de Strasbourg. Il est vrai que, dans l’approche théologique que je défends, je m’appuie beaucoup sur le Coran, mais j’utilise aussi des hadiths. Et on m’a posé la question à ce sujet, à laquelle j’ai répondu : je ne suis pas coraniste. Je n’ai aucune difficulté à utiliser des hadiths mais dans le cadre d’une méthode axée sur la primauté du Coran.
Nous sommes tellement divisés en chapelles qu’on a du mal à envisager qu’on puisse réunir des approches diverses. Il est aussi difficile de débattre quand l’interlocuteur est dans une perspective d’affrontement et qu’il n’assume pas des positions qu’il a tenues dans le passé.
Propos recueillis par la rédaction