Sociologue, écrivain, spécialiste de l’islam français, Omero Marongiu-Perria revient sur le sens du jeûne en tant que silence à travers plusieurs méditations sur le parcours et l’histoire de Maryam (Marie). Une chronique à lire sur Mizane.info.
Je médite souvent sur le passage de la sourate Mariam, Marie (19, 26) qui invite au jeûne du silence. En fait, l’histoire coranique de Mariam nous offre une grande leçon de foi et un regard décalé sur le miracle. Mariam est un personnage extraordinaire qui a passé sa vie sous l’égide du Seigneur, le Coran nous indique l’émerveillement de Zaccharie lorsqu’il observe sa piété alors qu’elle est dévouée au temple.
La suite du récit est une invitation à plonger au cœur de notre vulnérabilité humaine, quand bien même nous avons la foi. C’est d’abord la venue de l’Esprit (rûh) qui lui annonce la bonne nouvelle de l’enfantement de Issa, Jésus, et l’étonnement de Mariam, mais l’Esprit la rassure en lui rappelant le décret divin : Issa sera un signe et une miséricorde pour les mondes. Voici de quoi consolider la foi !
Pourtant, la douleur de l’enfantement la conduit à s’adosser au tronc d’un palmier et à s’écrier : « Plût au ciel que je sois morte avant cet instant et que je ne sois totalement oubliée ! » Une jeune fille qui a vécu sous la grâce divine depuis sa naissance en vient à demander la mort dans un moment de douleur extrême. C’est là un aspect tout à fait naturel de notre condition humaine que la foi vient tempérer, quelle que soit notre aspiration à la transcendance.
C’est alors que se produit une chose improbable ; alors qu’elle vient d’enfanter, la voix de l’Esprit surgit de dessous d’elle et lui demande de secouer vers elle le tronc du palmier afin d’en faire tomber des dattes. Chacun sait qu’il est impossible de secouer un tronc de palmier, encore moins d’espérer en faire tomber des dattes !
Pour le croyant, c’est dans les situations les plus improbables, parfois les plus absurdes, que résident les signes de Dieu. Nous attendons le miracle sous la forme d’un événement qui surgit de façon magique alors qu’il n’est le plus souvent que la manifestation du divin dans les choses les plus futiles, les plus banales, et même les plus absurdes de notre existence.
Confrontés à un problème, nous avons tendance à le ruminer et à nous enfermer dans la boucle infernale du film qui passe et repasse. Et puis vient la solution sous la forme d’une idée simple, absurde, à laquelle nous n’aurions jamais pensé. C’est là que réside la puissance du miracle.
La voix de l’Esprit poursuit : « Mange de ces dattes, bois et détends-toi. Et si jamais tu vois quelqu’un [s’approcher] dis-lui : j’ai fait vœu au Très Miséricordieux de jeûner, je n’adresserai en ce jour la parole à personne. » C’est le seul endroit du Coran où le mot jeûne est employé, sous la forme çawm, en dehors du passage de la sourate 2 qui évoque le jeûne du mois de ramadan.
C’est le retour à soi, Mariam est invitée au repos après avoir enfanté Issa et avoir pu se nourrir et se désaltérer. Le silence est aussi une partie de ce repos, c’est une opportunité de se (re)connecter au divin qui se déploie aux horizons et en nous-même (Coran 41, 53), afin que nous sachions qu’Il est la Vérité. Les vertus du silence sont tellement nombreuses, mais sommes-nous prêts à quitter le brouhaha dans lequel nous sommes constamment plongés ? Il parasite tant le fil qui nous relie au divin que nous en perdons la vue de ses signes qui se déploie sous nos yeux.
Le jeûne et la souffrance psychologique
L’histoire de Marie et de son vœu de jeûner, à la suite de la naissance de Jésus, est riche d’enseignements, notamment sur la douleur physique, celle de la grossesse et de l’enfantement, et sur la douleur psychologique, celle de la calomnie. Marie dit : « Puissé-je être morte avant cela », mais avant quoi ? Certainement avant l’annonce que lui fait l’Esprit de Dieu. Enfanter, s’isoler de sa famille, puis aller de nouveau se présenter à eux avec l’enfant.
Les mots qu’elle reçoit sont extrêmement durs : « Elle vint à sa tribu en portant l’enfant. Ô, Marie, lui dirent-ils, tu as commis une abomination ! Ô, sœur d’Aaron, ton père n’était pas un libertin ni ta mère une prostituée ! » (Coran 19, 27-28). On imagine la tension extrême que vit Marie à ce moment précis. Après la douleur physique, elle doit supporter la calomnie et les accusations. Elle n’a commis aucun crime, pourtant elle ne possède pas les moyens de se défendre pour se disculper d’une attitude qui lui est prêtée par sa tribu.
Que faire ? Le Coran mentionne qu’elle désigna l’enfant. Les gens s’écrient alors, comme pour marquer encore une fois leur désapprobation : « Comment pourrions-nous parler à un enfant qui est dans son berceau ? » (Coran 19, 29).
La suite du passage relate les propos de Jésus : il ne disculpe pas directement sa mère mais il va à l’essentiel. Il indique la mission que Dieu lui a confiée et la place dont il jouit auprès de Dieu. La famille de Marie, les gens de la tribu, ne sont plus mentionnés, ils s’effacent pour laisser la place au sujet le plus important qui concerne la foi.
Comment comprendre l’attitude de Marie qui montre l’enfant du doigt ? Est-ce du désarroi ? N’a-t-elle pas ou plus les mots suffisants pour expliquer le sens de ce qu’elle vient de vivre durant le temps de sa grossesse ? Cherche-t-elle à se disculper ? Le passage n’évoque pas d’argumentation de sa part, il ne mentionne pas de discussion où Marie aurait pris le temps d’expliquer ce qui lui est arrivé, la venue de l’Esprit, l’annonce, la grossesse et l’enfantement.
On retrouve ici une dimension universelle du sentiment d’abandon à Dieu. Comment agir dans une relation délétère, dans laquelle l’autre ou les autres n’hésitent pas à nous déstabiliser par des propos calomnieux ? Ce peut être un.e conjoint.e, un.e ami.e, un.e collègue, voire une connaissance lointaine. Ce sont des choses de la vie qui peuvent nous ronger et nous détruire psychologiquement.
Mais on peut aussi aborder la suite de l’histoire sous un autre angle. Marie désigne l’enfant ; par cet acte, elle ne cherche pas à répondre aux propos de sa tribu, elle leur indique d’observer le fruit de son enfantement. Y a-t-il de signe plus merveilleux que ce nouveau-né ? Sa parole n’est qu’une conséquence de ce qu’il donne à voir. Et son message n’est plus directement destiné à la tribu, mais au monde.
S’assumer, c’est aussi avoir la capacité de sortir du cercle infernal qui nous emprisonne et nous ronge lorsque, dans ces situations délétères, on cherche à répondre à la calomnie en cherchant à tout prix à se disculper. Le jeûne de la parole nous permet alors de mieux laisser jaillir la lumière divine qui nous habite.
S’en remettre à Dieu et s’abandonner à lui pour le laisser agir en nous, c’est déjà être sur la voie de l’apaisement. Il y aura toujours, en ce monde, des gens qui nous respecterons pour ce que nous sommes.
Omero Marongiu-Perria
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