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Penser l’Anthropocène à la lumière du Coran 1/3

Penser l’Anthropocène à la lumière du Coran 1/2 Mizane.info

Mizane.info publie la première partie d’une réflexion de l’imam, écrivain et expert en environnement Ahmadou Makhtar Kanté consacré à la notion d’anthropocène (responsabilité de l’Homme dans la destruction du vivant) abordée à la lumière du Coran. Ahmadou Makhtar Kanté est l’auteur du livre « Islam, science et société » publié chez l’Harmattan.

Un groupe de recherche constitué surtout de géologues vient de proposer le lac Crawford au Canada comme le marqueur le plus pertinent et le plus décisif de ce qui serait une nouvelle ère géologique post Holocène : l’Anthropocène, « ère de l’humain » caractérisée par l’avènement d’un impact global et sans précédent des activités de l’Humanité sur la Terre, y compris l’atmosphère. Mais au-delà de la controverse sur la dénomination et la détermination scientifique de cette supposée ou vraie nouvelle ère au moment où nous écrivons ces lignes, il nous a paru intéressant de passer brièvement, au prisme du Coran, ce que nous avons compris des enjeux y afférents.

Disons-le tout de suite, dans toutes les cultures, il existe une idée assimilable à ce que les anciens Grecs appelaient Hybris et Némésis. C’est-à-dire, une croyance ou encore un mythe qui fonde l’idée selon laquelle il existe des limites que les humains ne doivent pas franchir sous peine d’être exposés à la colère et au châtiment des « divinités » ou des « esprits » en charge de l’équilibre du monde.

Dans la mythologie grecque, Hybris renvoie à la Démesure selon la traduction des spécialistes de la matière et Némésis, l’expression de la vengeance des Déesses grecques en colère afin que l’humain fautif et transgresseur revienne dans les limites qu’il n’aurait jamais dû franchir.

Némésis, par Alfred Rethel (1837).

Si les dépôts trouvés dans le lac Crawford et dont l’analyse est en cours sont considérés comme un marqueur (microplastiques, cendres de combustion du pétrole et du charbon, retombées de bombes nucléaires) pertinent de l’Anthropocène, en attendant que la proposition soit validée (ou non) par les institutions scientifiques dédiées, il importe de savoir que la tendance va plutôt dans le sens du pire que du meilleur. Et cela doit nous interpeller en tant qu’Humanité une et diverse habitant partout sur les terres et les eaux de la Terre.

Posons-nous alors et surtout les questions de fond à savoir, de quelle civilisation, de quelle modernité, de quel progrès ce que recèle le lac Crawford est-il le marqueur ? En effet, ce serait une grave erreur de se complaire dans la controverse sur la dénomination et la temporalité de l’Anthropocène.

Nous posons que la question de l’Anthropocène est tellement complexe qu’il n’est pas question de la laisser à la seule appréciation des scientifiques. Nous dirions qu’elle est à la croisée de la science, de la philosophie et de la théologie. C’est dans ce cadre qu’il nous plaira de chercher dans le Coran à quoi la question de l’Anthropocène peut nous renvoyer.

L’Hybris, la Bible et Descartes à l’origine de la crise écologique et climatique

Les menaces graves, identifiées et évaluées avec de plus en plus de précision, qui pèsent sur ce que nous appelons l’Humaine Habitabilité de la Terre, devraient nous préoccuper au plus haut niveau. Les sachants nous disent que dans la mythologie grecque, l’Hybris était considérée comme la faute fondamentale que les humains pouvaient commettre, laquelle était inexorablement et sévèrement sanctionnée.

Dans la mythologie grecque, l’Hybris est nourrie par un sentiment d’orgueil qui rend les humains insatisfaits de la place et de la part que le destin (la Moïra) leur a fixées dans le monde et prêts à aller à la conquête d’un pouvoir sans partage. En cela, ces humains transgresseurs commettent une faute fondamentale qui appelle inexorablement la Némésis, une punition implacable aux fins de faire revenir les fautifs à la place qui est la leur et à la juste mesure.

Du côté des références scripturaires des trois familles (juifs, chrétiens et musulmans) qui se réclament de la Tradition Abrahamique, on trouve la notion de transgression communément appelée péché qui a quelque chose à voir avec ce que les cultures, mythes, sagesses et religions du monde entier nous disent au sujet des limites et des conséquences fâcheuses de leur franchissement.

Depuis quelques années, les scientifiques qui ont de plus en plus affiné leurs méthodes, techniques et critères d’évaluation des changements qui affectent notre planète la Terre, ont produit des données établissant que seul le climat donc une sur les huit « limites planétaires » qui constituent des seuils écologiques n’est pas encore dépassé (jusqu’à quand ?).

Selon les scientifiques, le dépassement de ces limites expose la Biosphère à un effondrement global. Ces limites planétaires sont : le climat ; l’intégrité fonctionnelle des écosystèmes (ex « biodiversité ») ; le cycle de l’azote ; le cycle du phosphore ; l’eau douce souterraine ; l’eau douce de surface ; la surface occupée par les écosystèmes naturels (ex « changements d’usage des sols ») ; les aérosols (ex « pollution atmosphérique »).

La nouveauté pour ces scientifiques est qu’il y a une corrélation probante de cause à effet entre les activités humaines en cours depuis au moins la révolution industrielle au XIXe siècle et les changements sans précédent qui affectent toute la Terre.

Les principales causes sont : l’agriculture intensive, la déforestation, l’urbanisation, les énergies fossiles, le surpompage des nappes phréatiques, les industries, les transports. Selon toujours les évaluations des écologues, climatologues et disciplines annexes, les activités en cause se traduisent par des effets dont les plus graves sont le réchauffement climatique dû à l’émission massive et continue de gaz à effet de serre, une hyper pollution de l’atmosphère, des sols et des eaux, et un déclin de la biodiversité marine et terrestre.

Mais pour importantes et précises que peuvent être les observations et mesures que font les spécialistes des Sciences de la Vie et de Terre (SVT), il ne faut pas prendre les symptômes pour le mal lui-même ni les conséquences pour les causes profondes.

Au-delà de la crise écologique en tant que telle et dont l’origine anthropogène était de plus en plus établie par les scientifiques, des réflexions sur ses causes profondes étaient en cours de développement. Et à ce sujet, Lynn White, historien des techniques est connu dans la littérature environnementaliste comme le ou l’un des tout premiers auteurs à mettre en accusation la Bible quand il publie en 1967 un article sous la traduction « Les racines historiques de notre crise écologique » où il incrimine l’injonction faite aux humains de dominer et assujettir la « nature » : « Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. (Genèse 1 : 28).

Dans cet article, White point du doigt ce qu’il appelle le versant occidental du christianisme, l’arrogance humaine qu’il encouragerait et la prééminence qu’il accorderait à l’esprit scientifique et au progrès.

Signalons au passage que sous ce rapport, la même critique peut être faite au Coran en ce qu’il contient des versets allant dans le sens d’une création faite pour et assujettie aux humains : « C’est Lui Qui, pour vous, a créé tout ce qu’il y a sur terre… » (Coran 2 : 29) ; « Ne voyez-vous donc pas que Dieu vous a assujetti ce qui est dans les cieux et sur terre… » (Coran 31 : 20).

D’autres auteurs estiment de leur côté que ce sont la fameuse expression de Descartes « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » et la méthodologie scientifique de Bacon qui a pour but de maitriser la « nature » qu’il faut plutôt incriminer.

Pour ce qui est des critiques dirigées contre la Bible, elles sont à leur tour mises en cause par des auteurs qui considèrent que cette prééminence de l’humain sur les autres créatures que sont les plantes et les animaux n’est pas incompatible avec la mission d’intendance du jardin perdu qui lui a été confiée : « L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder. » (Genèse 2 : 15).

Du côté du Coran, nous pouvons aussi soutenir que la prééminence des humains sur le reste de la création établit la dignité singulière que Dieu lui a octroyée sans que cela signifie qu’il a carte blanche pour « faire n’importe quoi » car il est tenu d’être à la hauteur de l’éminent et redoutable statut de Calife sur Terre et des missions y afférentes, lesquelles sont déduites de l’interrogation des Anges à savoir, l’habiter sans y semer le désordre (Fasâd) ni y verser le sang : « Lorsque Ton Seigneur dit aux Anges : « Je vais établir sur la terre un Calife. Ils dirent : « Vas-Tu y établir un qui y sèmera le désordre et y répandra le sang, alors que nous sommes là à Te louanger à Te révérer ?» – Il dit : « En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !». (Coran 2 : 30)

Désordre écologique et climatique, responsabilité et sanction

Depuis une dizaine d’années, en raison de notre formation en sciences de l’environnement, nous avons tenté de lire dans le Coran ce qui pourrait se rapporter à la crise écologique et climatique.

Dans cette optique, sans aucune intention de verser dans un concordisme naïf qui nous aurait poussés à « trouver » dans le Coran des températures, taux de tel ou tel élément chimique, etc., pour lancer « Le Coran l’avait déjà dit… », nous sommes tombés sur un verset parmi les plus énigmatiques à interpréter ! Il s’agit du verset 41 de la sourate 30.

Après avoir recensé les traductions les plus connues en français de ce verset, nous proposons celle qui suit tout en donnant les explications y afférentes par la suite : « Le désordre est apparu sur la terre et en mer à cause de ce que les humains ont commis de leurs propres mains. C’est ainsi qu’Il leur fait goûter une partie de ce qu’ils ont fait ; peut-être reviendront-ils ? » (Coran 30 : 41).

Nous avons proposé cette traduction en évitant surtout de reprendre ce que nous considérons être des erreurs sur lesquelles nous reviendrons. Les déductions déduites de ce verset se déclinent comme suit :

  1. Le « Fasâd » est apparu sur terre et en mer à cause de ce que les humains ont fait ;
  2. Rien n’est dit dans ce verset sur la nature du « Fasâd » et les modalités de sa manifestation sur terre et en mer ;
  3. Rien n’est dit sur la nature des actions humaines qui sont en cause.
  4. Les fautifs vont subir les conséquences de ce qu’ils ont fait mais seulement en partie ;
  5. Le but de cette punition est de faire revenir les fautifs (à quoi ?).

Pour le terme coranique « Fasâd », nous avons fait le choix de le traduire par le mot « désordre » même si le mot « corruption » est le plus partagé dans la littérature. Ce choix se justifie selon nous par le sens plutôt moral qui est en général retenu du mot corruption. Dans le Coran, le terme « Fasâd » a le sens de meurtre, de rupture des liens de parenté, de mauvaises mœurs, de tyrannie politique, de destruction de champs et de bétail, etc.). Gardons donc à l’esprit le sens écologique de « Fasâd » où il est question de destruction de champs et de bétail. (Coran 2 : 220).

Pour le verset 30 de la sourate 41 qui nous préoccupe, rien n’est dit sur les formes de manifestation du « Fasâd » qui est apparu sur terre et en mer. Mais certains exégètes mentionnent des phénomènes qui ont une certaine résonnance en matière d’écologie et de climat : sécheresse sur terre et baisse du poisson en mer, réduction des moyens d’existence, inondations, épidémies, infertilité des sols, grande mortalité des animaux, etc. On trouve aussi dans la littérature exégétique, l’explication selon laquelle, le « Fasâd » renvoie au meurtre sur terre et à la piraterie en mer.

Force est de reconnaitre alors que l’interprétation de ce verset de façon univoque et définitive n’est pas possible car ni la nature du « Fasâd » ni les formes dans lesquelles il se manifeste sur terre et en mer ne sont mentionnées. Cette indétermination nous fait dire qu’on ne peut pas exclure une interprétation sensible à la crise écologique et climatique en cours.

Sans rien nous dire des actions humaines en cause, le verset établit sans équivoque la responsabilité des humains dans l’apparition du désordre sur terre et en mer : « Le désordre est apparu sur terre et en mer à cause de ce que les humains ont commis de leurs propres mains

Certains exégètes mentionnent « les mauvaises actions des humains » comme chez Tabari sans plus de détails. L’exégète contemporain Abdur rahman as-Sa ‘di dit qu’il est question d’actions humaines de nature destructrice. D’autres disent qu’il s’agit de l’idolâtrie (chirk), des péchés et actes de transgressions commis par les humains. La difficulté exégétique revient mais dans le cadre d’une option d’explication comme la nôtre, sensible à crise écologique et climatique en cours, il revient à l’exégète contemporain de se renseigner sur les activités humaines qui sont en cause.

Ahmadou Makhtar Kanté

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