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Quand l’islam parle de nos poubelles

Quand l’islam parle de nos poubelles Mizane.info

Surconsommation, gaspillage, déchets non traités. La question des déséquilibres alimentaires et écologiques est au cœur de nos interrogations. Lila Salah et Félix Barrès nous exposent dans un article à lire sur Mizane.info quelques éléments de réponse éthique à ces questions proposés par les sources de l’islam.

L’homme s’est autoproclamé Homo sapiens sapiens, l’homme qui pense et qui sait qu’il pense, le sage. Pourtant, en découvrant les chiffres d’un récent rapport sur l’ampleur du gaspillage alimentaire, on se demande si l’homme ne mérite pas davantage l’appellation Homo detritus, comme le propose le sociologue Baptiste Monsaingeon1. Si dans toutes les traditions – et en particulier dans la tradition musulmane -, une attention est portée à l’alimentation ainsi qu’à la préservation des ressources, le gâchis alimentaire constitue un véritable fléau dans tous les pays du monde, et les terres d’islam ne sont pas en reste.

Dans une étude publiée en mars par le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement, on apprend qu’en 2022, l’équivalent d’un milliard de repas – et c’est l’estimation la plus optimiste – a été gaspillé quotidiennement par les ménages. Un milliard de repas… tous les jours ! Ce chiffre est tellement choquant qu’il faut peut-être le relire plusieurs fois pour le comprendre et se rendre compte du désastre. Il est d’autant plus aberrant qu’il dépasse celui du nombre de repas qui suffirait à nourrir toutes les personnes souffrant de la faim dans le monde. Nous voilà donc chez nous – hommes et femmes civilisés, femmes et hommes spirituels, croyants – à jeter nos assiettes pleines à la poubelle devant des voisins (pas toujours si lointains) affamés.

Nous vivons une époque d’information de masse, omniprésente, sous laquelle nous croulons, et il n’est pas toujours facile de garder du discernement, de poser une réflexion. Cette masse nous rend insensibles et finalement un peu éloignés des réalités. L’information, aussi, est gâchée. Nous avons déjà oublié le chiffre : un milliard de repas ! Cette situation alarmante concerne, c’est vrai, un sujet très « ras-du-sol » : le contenu de nos poubelles.

Cependant en islam, il n’est pas rabaissant ou vulgaire de s’intéresser à la matière – et même à la matière que l’on jette – car c’est le même Dieu qui a créé le ciel et la terre. Ce n’est pas le contenu de nos poubelles qui doit nous écœurer, mais bien la quantité de ce qui y est dilapidé au quotidien.

Il ne s’agit pas ici de proposer une analyse qui paralyse ou culpabilise les consommateurs que nous sommes. Car s’il existe des solutions à l’échelle individuelle, une énorme part du gaspillage vient des chaines de production, de l’industrie, des « gros », de ceux qui gèrent la masse. Mais il s’agit, toujours dans une perspective religieuse, de s’interroger :

Pourquoi les commandements divins sont-ils apparemment difficiles à suivre dans ce domaine ? Quelles sont les perspectives qui s’offrent à nous ?

Le respect de la nourriture et des ressources divines

Le gaspillage est un fléau pour l’homme et son environnement, la preuve évidente d’un manque de conscience. C’est le manque de conscience de la valeur des choses que Dieu nous offre et qui nous manqueront – forcément – un jour : la santé, la jeunesse, les gens qu’on aime, le temps… ou qui nous manqueront – peut-être – un jour : l’argent, la nourriture, un abri… C’est le manque de conscience de tout ce que Dieu, ar-Razzaq, Le Seul qui pourvoit, a prévu pour nous, dans Son infinie générosité.

Il pourvoit à nos besoins comme à ceux de l’oiseau qui part, au matin, le ventre vide et revient nourri en fin de journée, capable de nourrir sa famille. Et cette nourriture ne lui tombe pas dans le bec, il va la chercher. Il prend sa place et sa responsabilité pour aller rencontrer son rizq, sa subsistance, sa provision. Il n’en prend ni plus ni moins, juste sa part. Ni plus ni moins… jolie petite formule en voie de disparition.

La tradition prophétique abonde de paroles sur la juste mesure face à l’offre de subsistance, sur la sagesse de se contenter de peu, sur l’importance de la gratitude dès l’instant où l’homme reçoit la grâce de pouvoir apaiser sa faim. D’autre part, dans le Saint Coran, de très nombreux versets font allusion à la gravité du gaspillage des ressources offertes par Dieu, comme dans la sourate 3, verset 191 :

ٱلَّذِينَ يَذْكُرُونَ ٱللَّهَ قِيَٰمًا وَقُعُودًا وَعَلَىٰ جُنُوبِهِمْ وَيَتَفَكَّرُونَ فِى خَلْقِ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلْأَرْضِ رَبَّنَا مَا خَلَقْتَ هَٰذَا بَٰطِلًا سُبْحَٰنَكَ فَقِنَا عَذَابَ ٱلنَّارِ

« [Les doués d’intelligence] qui debout, assis, couchés sur leurs côtés, invoquent Dieu et méditent sur la création des cieux et de la terre (disant) : “Notre Seigneur ! Tu n’as pas créé cela en vain. Gloire à Toi ! Garde-nous du châtiment du Feu.” »

Dieu désigne les « doués d’intelligence », ceux qui voient Ses signes partout et prennent profondément conscience, à l’issue de leur méditation, que la création divine n’est jamais vaine. Même une bouchée de pain, ce n’est pas rien. Cette bouchée peut nourrir le vivant, donner littéralement la vie. Tout est signifiant. Tout est grâce divine. Jeter cette nourriture, la rendre ainsi « non signifiante », c’est oublier – voire nier – cette Lumière.

Nous sommes bien loin de l’idée qu’avoir une conscience écologique serait réservée à une élite ou constitue un lourd fardeau.

Consommer en conscience

Le gaspillage alimentaire est un problème planétaire qui découle des lois de notre société de consommation : surproduction, diversité des produits en toute saison, effets de modes. L’islam, dans sa vision globale, a pourtant prévu un cadre afin de consommer sans nous perdre.

Dieu ne nous éprouve pas seulement en nous privant de certaines choses. L’épreuve peut résider dans l’abondance et même dans la surabondance. Dieu nous octroie des bienfaits, et la façon dont nous les accueillons relève du test : cela peut nous rapprocher de Lui si nous suivons Ses commandements, mais peut nous donner un avant-goût infernal si on ne se fie qu’à nos pulsions. Et ce sont précisément nos pulsions que visent les professionnels du marketing. Dans un supermarché, par exemple, tout est organisé pour qu’on passe beaucoup de temps à flâner dans les rayons et à remplir son caddie : la lumière excessive, la musique trop forte, la dernière offre promotionnelle et exclusive semblant raviver un besoin pseudo-vital, les produits en série limité, le dernier article à la mode…

Dieu connaît nos faiblesses et nous offre, via une invocation de Son Bien-Aimé Prophète, que la paix et la bénédiction soient sur lui, la possibilité de nous protéger dans un acte aussi banal que faire ses courses :

لَا إلَهَ إلَّا اللهُ وَحْدَهُ لَا شَرِيْكَ لَهُ، لَهُ المُلْكُ وَلَهُ الحَمْدُ، يُحْيِي وَيُمِيْتُ، وَهُوَ حَيٌّ لَا يَمُوتُ بِيَدِهِ الْخَيْرُ، وَهُوَ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ قَدِيْرٌ

« Il n’y a d’autre divinité qu’Allah Unique, sans associé. À Lui la royauté, à Lui la louange, Il donne la vie et donne la mort. Il est vivant et ne mourra jamais. Le bien est dans Sa main et Il est capable de toute chose. »

Dieu nous propose de nous rappeler de Lui quand nous faisons nos emplettes, certainement pour que nous gardions à l’esprit qu’on ne doit pas s’éterniser dans cet endroit et que même dans un acte qui ne semble pas « spirituel », le croyant peut trouver l’occasion de se connecter, par la pensée et le cœur, à Celui qui le nourrit vraiment, son Créateur, ar-Razzaq, le Seul qui pourvoit à notre subsistance.

On pourrait passer en revue toutes les étapes de la chaîne de production : de la plantation ou de l’élevage jusqu’à notre assiette. Et nous serions étonnés de voir que l’Enseigneur a prévu un cadre pour nous guider dans toutes ces étapes. Prenons celle qui consiste à faire du stock et à anticiper une mauvaise saison : l’histoire de Yusuf nous en rappelle l’importance. Dans la sourate 12, verset 47, Yusuf, que la Paix soit sur lui, déchiffre les symboles d’un rêve réalisé par le roi d’Égypte :

قَالَ تَزْرَعُونَ سَبْعَ سِنِينَ دَأَبًۭا فَمَا حَصَدتُّمْ فَذَرُوهُ فِى سُنۢبُلِهِۦٓ إِلَّا قَلِيلًۭا مِّمَّا تَأْكُلُونَ

« Vous sèmerez pendant sept années consécutives. Tout ce que vous aurez moissonné, laissez-le en épi, sauf le peu que vous consommerez. »

Le croyant éveillé est prudent mais ne thésaurise pas pour autant. De nombreux versets coraniques mettent en garde contre l’accumulation excessive de biens. On peut citer les premiers versets de sourate al-Humazah, la sourate 104 :

وَيْلٌۭ لِّكُلِّ هُمَزَةٍۢ لُّمَزَةٍ

« Malheur à tout calomniateur diffamateur

ٱلَّذِى جَمَعَ مَالًۭا وَعَدَّدَهُۥ

Qui amasse une fortune et la compte

يَحْسَبُ أَنَّ مَالَهُۥٓ أَخْلَدَهُۥ

Pensant que sa fortune l’immortalisera »

Celui qui passe son temps à accumuler des richesses et à les compter, en vain, ne les utilise pas, et n’en fait profiter personne. Peut-il ainsi se sentir riche, rassasié, comblé ?

Une autre sourate nous enseigne les conséquences du gaspillage – au sens large -, la sourate 17, aux versets 26 et 27 :

وَءَاتِ ذَا ٱلْقُرْبَىٰ حَقَّهُۥ وَٱلْمِسْكِينَ وَٱبْنَ ٱلسَّبِيلِ وَلَا تُبَذِّرْ تَبْذِيرًا

« Et donne au proche parent ce qui lui est dû ainsi qu’au pauvre et au voyageur (en détresse). Et ne gaspille pas indûment,

إِنَّ ٱلْمُبَذِّرِينَ كَانُوٓا۟ إِخْوَٰنَ ٱلشَّيَٰطِينِۖ وَكَانَ ٱلشَّيْطَٰنُ لِرَبِّهِۦ كَفُورًۭا

Car les gaspilleurs sont les frères des diables ; et le Diable est très ingrat envers son Seigneur »

Gaspiller revient alors à devenir ingrat vis-à-vis des bienfaits dont Dieu nous comble. Quant à Satan, il a failli, il est devenu ingrat dès l’instant où il a refusé d’accepter l’importance et la valeur d’Adam. Il se croyait – lui fait de feu – supérieur à l’homme d’argile, mais Dieu sait des choses dont Lui seul détient la vérité. Le mépris et l’orgueil ont précipité sa perte. De quel droit méprisons-nous, à notre tour, la nourriture dont Dieu nous fait grâce ? 

On dit bien « gagner son pain » pour dire qu’on travaille pour un salaire, qu’on « gagne sa vie ». Que fait-on de ce pain ? Tout ce travail en vain ?

Connaître les lois du vivant

La nature nous éduque

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Le célèbre adage de Lavoisier se lit partout dans une forêt… nulle part dans nos foyers. Dans la nature, c’est très simple : il n’y a pas de déchet. Dans nos maisons, le déchet pèse lourd : faites-en donc l’expérience et ne descendez plus les poubelles pendant une semaine. Mettre nos déchets alimentaires au compost constitue l’effort minimal que nous pouvons faire pour honorer ces ressources jusqu’au bout. Ou presque. Car c’est la nature qui se chargera du reste et mérite les honneurs.

Dans un compost classique c’est tout un écosystème, composé essentiellement de micro-organismes et d’insectes, qui va décomposer la matière organique accumulée. Une matière qui viendra constituer un terreau riche en éléments nutritifs. Tout est prévu dans la nature pour que les produits naturels aient une utilité. La nature ne propose donc pas un bilan déchet nul, elle fait mieux : son bilan déchet est négatif. Si vous jetez le trognon de votre pomme en forêt, le sol sait comment le transformer. La nature n’a pas de « poubelles ». Et si la poubelle était le propre de l’homme ?

Écouter la nature qui sommeille en nous

Si nous avions davantage de savoir traditionnel, nos déchets se transformeraient en trésor. Ainsi sont nées de nombreuses recettes traditionnelles : le pain perdu (et finalement sauvé !), le gratin, le pudding… Des déchets associés à une bonne connaissance donnent tout simplement de la sagesse. Une sagesse qui, pour chacun d’entre nous, est à portée de main.

Connaitre les lois du vivant, c’est reconnaitre qu’il n’y a rien de plus stupide que de nommer une plante « mauvaise herbe ». La plupart des gens qui trouvent, par exemple, des orties dans leur terrain se demandent comment s’en débarrasser. Alors qu’il y a devant eux une plante particulièrement riche en calcium, en fer et en vitamine C. Cette plante peut être utilisée pour renforcer le système immunitaire et réduire l’inflammation. Gratuitement. Non, Dieu n’a pas créé cela en vain !

Se repérer avec nos sens

Il existe une expression maghrébine qui exprime bien l’idée que nous avons la capacité d’évaluer, mieux qu’on pourrait le croire, les quantités dont nous avons besoin, en cuisine notamment :

عينك ميزانك

« Tu mesures avec tes yeux ».

Nous voilà loin des recettes dans lesquelles tout est mesuré au millilitre près. L’homme a la capacité, en utilisant avec discernement ses sens, de quantifier ce dont il a besoin pour préparer un repas.

Des nutritionnistes préconisent d’utiliser ses mains pour mesurer les quantités d’aliments dont on a besoin lors d’un repas, on parle de « portion control » : par exemple, le poing fermé peut représenter une portion de glucides, le pouce une portion de matière grasse, etc.

On retrouve cette « mesure dans la main » dans le Saint Coran, sourate al-Baqara, verset 249 :

فَلَمَّا فَصَلَ طَالُوتُ بِٱلْجُنُودِ قَالَ إِنَّ ٱللَّهَ مُبْتَلِيكُم بِنَهَرٍۢ فَمَن شَرِبَ مِنْهُ فَلَيْسَ مِنِّى وَمَن لَّمْ يَطْعَمْهُ فَإِنَّهُۥ مِنِّىٓ إِلَّا مَنِ ٱغْتَرَفَ غُرْفَةًۢ بِيَدِهِۦ

« Puis au moment de partir avec les troupes, Talout dit : « Dieu va vous éprouver par une rivière : quiconque y boira ne sera plus des miens ; et quiconque n’y goûtera pas sera des miens – passe pour celui qui y puisera un coup dans le creux de sa main. »

Utiliser le creux de sa main pour se nourrir, ou ici, s’abreuver, nous sauverait-il ? Une chose est sûre, il est plus facile de considérer la nourriture qui est passée dans notre main que celle qui va directement de l’étalage à la poubelle, sans même avoir été déballée.

À l’époque du Prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, c’est bien avec la main qu’on amenait les aliments à la bouche, avec art et savoir vivre. Pas besoin de couverts en argent pour manger comme un prince, ce qui compte, c’est la juste mesure.  

Quelle trace allons-nous laisser sur terre ?

Peut-on espérer ne laisser aucune trace matérielle néfaste en mémoire de notre passage sur terre ?

Jeter de la nourriture revient à jeter de l’énergie. Une énergie déployée à chaque étape de la production alimentaire : les semis, l’arrosage, la récolte, le transport, l’achat, la transformation de l’aliment jeté. Jeter de la nourriture, c’est éliminer le bénéfice de toutes ces étapes. Presque un tiers des déchets alimentaires d’un Français est constitué de produits encore emballés et jamais ouverts. Environ 30% des terres agricoles sont utilisées pour produire des aliments… qui ne seront jamais consommés. Toute une chaîne de production pour rien. En vain.

L’humain a alors tout perdu : son argent, son temps, son énergie pour aller produire, transporter, acheter, stocker cette nourriture qui finira à la poubelle. Pour rien. Et pourtant, quand on parle de gaspillage alimentaire – et plus largement de conscience écologique -, on pourrait croire qu’il s’agit d’une corvée de plus, que cela nous demande davantage d’énergie. C’est précisément l’inverse : mettre un peu de conscience dans notre façon de consommer peut permettre de gagner du temps et des ressources.

Autre constat paradoxal : c’est lors du mois de Ramadan que les excès et gâchis alimentaires atteignent leur apogée parmi les musulmans. En France, par exemple, une étude a révélé que les dépenses alimentaires augmentent de 30% pendant le mois du Ramadan. Étonnant quand on sait que Dieu nous offre l’occasion, pendant ce mois, de nous vider pour mieux se remplir de Lui.

Même si l’augmentation des dépenses alimentaires révèle aussi une générosité accrue pendant ce mois béni, on ne peut pas nier les pertes alimentaires. En Algérie, par exemple, on estime que 120 millions de baguettes de pain sont jetées à chaque Ramadan. On se le répète ? 120 millions de baguettes !

Que faisons-nous avec nos mains et que faisons-nous des ressources qui sont dans nos mains, particulièrement pendant ce mois béni ?

Lisons le verset 195 de la sourate 2 :

وَأَنفِقُوا۟ فِى سَبِيلِ ٱللَّهِ وَلَا تُلْقُوا۟ بِأَيْدِيكُمْ إِلَى ٱلتَّهْلُكَةِ وَأَحْسِنُوٓا۟ إِنَّ ٱللَّهَ يُحِبُّ ٱلْمُحْسِنِينَ

« Dépensez dans le chemin de Dieu, ne vous jetez pas de vos propres mains dans la destruction, et faites le bien. Dieu aime les bienfaisants. »

C’est avec nos mains que nous recevons les cadeaux divins, nos mains que nous ouvrons au moment des invocations, et c’est avec elles que nous pouvons courir à notre perte. Perdre au lieu de recevoir.

Avançons encore quelques versets plus loin dans la même sourate (verset 205) :

وَإِذَا تَوَلَّىٰ سَعَىٰ فِى ٱلْأَرْضِ لِيُفْسِدَ فِيهَا وَيُهْلِكَ ٱلْحَرْثَ وَٱلنَّسْلَ وَٱللَّهُ لَا يُحِبُّ ٱلْفَسَادَ

 « Dès qu’il tourne le dos, il parcourt la terre pour y semer le désordre et saccager culture et bétail. Et Dieu n’aime pas le désordre. »

L’homme intelligent devrait semer des graines et remercier Dieu pour les fruits qui en découlent et non saccager ses récoltes et ses biens en gaspillant ces milliards de repas. La dispersion, sous toutes ses formes est un des maux du siècle : on se disperse et on dilapide au passage ce qui est dans nos mains. Quel gâchis !

La modération dans la consommation

La peur de manquer, un manque de tawakkul – la confiance totale en Dieu

Le gaspillage alimentaire peut se manifester par une surconsommation, elle-même révélatrice d’une peur de manquer. Seul celui qui a déjà vécu une grande faim malgré lui, connaît la fragilité dans laquelle on se retrouve plongé. Et cela peut même aller jusqu’à la folie. Pourtant, la peur de manquer touche aussi bien ceux qui ont tout que ceux qui n’ont rien.

Pendant le premier confinement, le gaspillage alimentaire a énormément augmenté (plus de 11%) : les gens avaient tendance à faire des stocks superflus par crainte du manque. Les fruits et les légumes étaient essentiellement concernés.

La sourate 102, nommée par certains « La course aux richesses », commence et se termine avec des versets qui nous parlent précisément de l’obsession de l’accumulation :

أَلْهَىٰكُمُ ٱلتَّكَاثُرُ

« Vous restez préoccupés par l’accumulation. » (1)

ثُمَّ لَتُسْـَٔلُنَّ يَوْمَئِذٍ عَنِ ٱلنَّعِيمِ

« Puis vous serez questionnés, ce jour-là, sur les bénédictions dont vous jouissiez. » (8)

Cette sourate met en évidence l’obsession de la quantité, en opposition à la qualité. Ce n’est pas ce que nous avons qui nous obsède, mais combien nous en avons. C’est le nombre qui nous apaise, peu importe le contenu. Nous oublions le contenu, car il n’est rien d’autre, finalement, qu’une unité de plus dans la masse de notre « richesse » quantitative. Pas étonnant alors que ce même contenu puisse se retrouver, sans aucun scrupule de notre part, au fond de la poubelle. L’important c’est que la quantité qu’il représente soit remplacée : jeter un pot de yaourt périmé, quelle importance ! Pourvu qu’un autre pot de yaourt vienne le remplacer dans le frigo. Simple opération comptable : 1-1 +1 = 1. On est bon !

Nous, les comptables, savons intelligemment manier les nombres, les abstractions. Mais face au concret, au réel, au contenu, nous sommes toujours moins doués le lendemain que la veille. Une régression proportionnellement inversée au soi-disant progrès technique. Peu importe le nombre, c’est à propos du contenu, de la bénédiction en elle-même, que nous serons interrogés. Oui, ce pot de yaourt jeté à la poubelle, ce contenu dilapidé, rendu inutile, méprisé dans ce qu’il avait de bénédiction pour nous, transformé en pur « perte et profit » sur notre feuille comptable, qu’aura-t-on à en dire pour notre défense au Jour du Jugement ?

Qu’est-ce qui devrait véritablement nous tourmenter sur terre ? Le montant de notre compte en banque ? Le contenu de nos placards ? Ou le regard qu’on porte sur toutes ces ressources ? Et Dieu nous rappelle qu’il s’agit de bénédictions qu’Il nous offre.

L’ostentation, une autre source possible du gaspillage alimentaire

Dans de nombreux pays musulmans, les vendeurs qui tiennent de petites échoppes ont gardé l’habitude d’emballer vos provisions, à la caisse, dans du papier journal ou de les placer dans un sac en plastique opaque et noir. On ne parlera pas ici de l’impact écologique de cet emballage mais au contraire d’une de ses fonctions bénéfiques. Cette habitude vient, en effet, appliquer une sagesse prophétique : celui qui vient d’acheter de la nourriture ne l’expose pas à ses voisins. Cette discrétion est une protection face à la jalousie ou aux comparaisons.

À l’inverse, aujourd’hui, qu’est-ce qui nous anime quand nous prenons en photo notre table bien garnie et qu’on la poste sur les réseaux sociaux ? Que fait-on quand nous regardons le contenu de l’assiette de personnes que nous ne connaissons même pas ?

Une autre tradition prophétique nous apprend comment honorer un invité : « Ne vous évertuez pas à honorer vos invités au-delà de vos moyens, vous risqueriez de les prendre en aversion. Or, quiconque réprouve son invité réprouve Dieu ; et Dieu réprouve qui Le réprouve ». De nombreux autres hadiths nous encouragent à servir les plats ou les aliments que nous mangeons au quotidien. L’hospitalité ne doit donc pas devenir un lourd fardeau. Tomber dans les excès ou servir des plats exceptionnels peut finir par nous décourager à inviter des gens à notre table, le risque étant de délaisser l’hospitalité et de se voir coupé de l’amour divin. On comprend alors que la joie du partage et sa bénédiction résident dans l’authenticité et la simplicité.

Consommer avec modération : un art de vivre

Quelle part de nous domine quand on fait nos courses ? Quand on mange ? Quand on jette de la nourriture sans même la regarder ? Quel manque cherche-t-on à combler quand on consomme ainsi ?

Dans la sourate 7, Dieu nous prescrit des commandements clairs au verset 31 :

يَٰبَنِىٓ ءَادَمَ خُذُوا۟ زِينَتَكُمْ عِندَ كُلِّ مَسْجِدٍۢ وَكُلُوا۟ وَٱشْرَبُوا۟ وَلَا تُسْرِفُوٓاۚ إِنَّهُۥ لَا يُحِبُّ ٱلْمُسْرِفِينَ

« Mangez et buvez et ne commettez pas d’excès car Il n’aime pas ceux qui commettent des excès ! »

Dieu demande à l’homme de se nourrir de façon à répondre aux besoins du corps, ni plus ni moins. La racine س – ر- ف, qui revient deux fois dans ce verset, a différents sens qui se rejoignent : ronger, faire des excès, dépasser la mesure, négliger, abuser, créer du désordre, transgresser. Car ce sont bien les lois divines qui sont transgressées quand on gâche de la nourriture.

Ne plus jeter

S’agit-il d’un si grand défi ? Disons-le franchement : nous avons tous déjà jeté de la nourriture, que ce soit à contrecœur ou sans aucune considération.

Face à cette tragédie normalisée, des conseils anti-gaspi, qui ont une grande audience sur les réseaux sociaux, ne font souvent que renouer avec des habitudes traditionnelles qui paraissaient évidentes il y a encore deux ou trois générations. On peut, par exemple, trouver aujourd’hui facilement des recettes à base de fanes de radis ou de carotte (comme un excellent pesto !). Ces efforts ne sont pas vains. Ils ne nous coûtent rien et peuvent, au contraire, nous permettre quelques économies.

Les années 1990 ont vu aussi l’émergence du freeganisme : ce mouvement prône la récupération et la valorisation des déchets en tous genres, et en particulier des déchets alimentaires. Des associations organisent ainsi auprès des magasins des collectes de produits alimentaires invendus et les redistribuent, tels quels, ou après transformation (ils font tout simplement des soupes et des compotes). Ces distributions sont souvent réalisées en faveur de personnes démunies. Cela semble facile et évident, cependant c’est une initiative encore rare en France. Et même assez mal vue. Pourtant, une loi promulguée en 2016 oblige les grandes surfaces à redistribuer leurs invendus alimentaires plutôt que de les jeter. Dans les faits, les grandes enseignes ne jouent pas toutes le jeu et utilisent des arguments liés à la sécurité sanitaire pour l’esquiver. Il suffit d’être observateur et de jeter un œil aux poubelles d’un supermarché pour s’en rendre compte : elles débordent de produits encore consommables.

Dans son livre sur les convenances de l’alimentation, l’imam Abû Hâmid el Ghazâli nous rappelle des hadiths qui nous évitent clairement de jeter de la nourriture : le Prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, a dit : « L’homme qui mange la nourriture tombée de la table vivra dans l’aisance et sera préservé des maux touchant ses enfants. » Et l’auteur rajoute, parmi les convenances de l’alimentation, le fait de boire la sauce restante dans le plat à la fin du repas. Il dit que cela équivaut à affranchir un esclave ! Ce qui peut sembler n’être que des miettes renferme donc une sagesse, une prise de conscience des ressources offertes par Dieu. C’est peut-être notre âme que nous sauvons par ces petits gestes !

Au paradis nous n’aurons ni faim, ni peur de manquer et nous serons en bonne compagnie, entourés des personnes que nous aimons et de fruits rassasiants. Que Dieu nous offre la joie de goûter déjà à cette sérénité dans la vie d’ici-bas sans perte ni excès !

Lila Salah et Félix Barrès

1 Homo detritus, critique de la société du déchet, Baptiste Monsaingeon

Une réponse

  1. Salam ! Excellent ! Merci ! Qu’Allah vous récompense pour cet éclairage. Et qu’Allah nous permette de mettre en pratique la sagesse

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