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Quand Me Too s’invite dans la « oumma »

Quand Me Too s’invite dans la « oumma » Mizane.info

Sujet encore tabou, la question des violences sexuelles, incestes ou agressions familiales dans la communauté musulmane française commence timidement à sortir de l’ombre au point où certains religieux ont pris position. Un Me Too nouvelle manière décrypté par Fouad Bahri.

Dans certaines familles françaises, la question des violences sexuelles reste encore un sujet sensible à aborder. Mais lorsque ces violences n’épargnent même plus les communautés de foi, la question devient autrement plus délicate. Ainsi, le scandale de la pédophilie dans l’Eglise catholique a fortement marqué les consciences et traumatisé l’opinion publique française mais aussi portugaise et européenne. Un scandale couvert par l’institut ecclésiastique et rendu possible par la confiance morale que les familles avaient à l’égard des prêtres du fait de leur fonction. Cataclysme potentiellement dévastateur pour une communauté de foi.

L’appel contre les violences sexuelles lancé par des imams

On pense souvent que ce type de problématique a pris une certaine ampleur dans la communauté catholique en raison de l’imposition du célibat aux hommes imposé par l’Eglise et à toutes les perversions que ce type d’interdit pouvait fatalement entraîner dans la psychologie des prêtres, opinion qui n’est pas totalement dénuée de vérité. Mais il faut le dire, la question frappe aussi de plein fouet les autres communautés de foi.

Preuve en est, le communiqué publié ce mercredi 18 décembre par le Conseil Français de l’Imamat et de la Prédication (CoFIP). « Au cours des dernières années, le mouvement « Me Too » a permis de dénoncer publiquement les dérives et violences sexuelles dans de nombreux secteurs de la société. En réalité, aucune composante sociale n’échappe à ces violences, et plusieurs affaires commencent désormais à émerger au sein de la communauté musulmane de France. Dans ce contexte préoccupant, et suite aux accusations portées contre un imam dans le cadre d’une affaire présumée d’inceste, les membres du Conseil Français de l’Imamat et de la Prédication (CoFIP), présents sur le terrain et engagés auprès des fidèles, souhaitent tout d’abord exprimer leur profonde tristesse et leur émotion face à ces faits d’une gravité extrême. Nous tenons à rappeler avec fermeté que toute forme de violence, et en particulier les agressions sexuelles, est en totale contradiction avec les principes de l’islam. En effet, notre religion protège la dignité humaine et considère les responsabilités des parents et des imams comme des devoirs sacrés devant Dieu et devant la société. Ainsi, nous condamnons avec la plus grande fermeté tout comportement portant atteinte à la dignité de l’être humain, qu’il s’agisse de sa personne, de son honneur ou de ses biens. Face à cette situation, le CoFIP exprime son soutien total et sa compassion sincère envers les victimes présumées (…) Nous sommes résolus à lutter contre toutes les formes de violence et d’abus, à accompagner les victimes et à œuvrer pour la protection des personnes les plus vulnérables au sein de notre société. »

Un pavé dans la mare

Lancé en janvier 2024, le CoFIP se veut être un espace « par les imams/murshidates et pour les imams/murshidates. » Ses principaux chantiers : l’organisation du culte musulman au niveau local ou régional, la détermination d’un processus de choura (consultation) de tous ses participants pour déterminer un calendrier de prières unique, les problématiques sociétales, etc. Des réunions en présentiel et des consultations sur Discord ont débuté.

Loin de ces considérations purement cultuelles, le CoFIP, en jetant ce pavé dans la mare des réseaux traditionnalistes, est sans doute la première organisation musulmane française à avoir lever le voile sur un phénomène largement tabou dans le débat public.

Pour cause : des phénomènes de harcèlement ou de violence exercée contre celles et ceux qui témoignent de ces violences sur les réseaux sociaux sont souvent le prix à payer. Raison pour laquelle le CoFIP appelle les citoyens de confession musulmane victimes d’abus ou de violences sexuelles « à saisir les autorités judiciaires compétentes, seules habilitées à établir la vérité et à rendre justice conformément aux règles de procédure pénale. »

Les dérives de roqya

Le témoignage récent sur Instagram d’une femme musulmane a ainsi défrayé la chronique. Elle y affirme avoir été victime pendant dix ans d’actes incestueux de la part de son père. Ce témoignage public est rare, alors que les affaires d’abus sexuels existent bien. Rachida.S, responsable associative témoigne à Mizane.info 

« En tant que responsable associative œuvrant dans les mosquées et structures musulmanes depuis 22 ans, j’ai été plusieurs fois confrontée à des situations d’abus et même quelques cas de grandes violences impliquant des responsables religieux et des fidèles. J’ai aussi vu sur internet quelques témoignages d’agressions sexuelles de femmes musulmanes par des imams. Les témoignages sur les attouchements et demande de déshabillements lors de séances de roqya se sont vraiment multipliés quant à eux. »

Face à ce type de situation, comment réagissent les responsables religieux ? Différemment. Certaines victimes ont été laissées à l’abandon par eux. Dans d’autres cas, par contre, les « cadres religieux avaient pris les mesures nécessaires », confie Rachida. Beaucoup considèrent d’ailleurs que ce n’est pas sur les réseaux sociaux que ce genre d’affaires doivent être réglées. Mais certains imams estiment que des victimes n’ont souvent pas d’autres choix et que les cas avérés d’abus sexuels sont une souillure pour l’image des imams qui doivent prendre leurs responsabilités. Leur message est clair : les imams déviants doivent dégager !

A ce type de violence s’en ajoute d’autres, source « d’énormes déchirements familiaux », explique Rachida.S, « comme des violences conjugales avec menaces de mort, des enlèvements d’enfants par l’un des conjoints, des fugues et jeunes filles se retrouvant à la rue, des menaces portant sur la pratique religieuse même comme posséder un livre islamique à la maison ou aller prier à la mosquée au sein d’une famille pourtant musulmane, sans compter les fragilités décuplées des converties qui peuvent se retrouver dans plusieurs de ces cas de figure sans aucun soutien familial. »

Pour y remédier, Rachida a fait le choix de s’impliquer. « Il y a plusieurs années j’ai décidé de mener des actions d’accompagnement aux victimes présumées à la mesure de mon possible dans le cadre associatif, en apportant un réconfort spirituel et moral, en orientant vers les services sociaux compétents, en proposant parfois des médiations familiales et en aidant à porter les affaires devant les forces de l’ordre pour les cas de violence les plus graves. » 

« La pire histoire, explique-t-elle, concerne un cadre religieux fréquentant de nombreuses mosquées de la région parisienne, accusé d’un viol et d’attouchements sur une dizaine de jeunes femmes y compris une mineure de 13 ans : le soutien apporté aux victimes a permis qu’une d’elle ose porter plainte et une autre fasse un signalement au procureur de la République. »

Comprendre les victimes

On se souvient que Mee Too avait été rendue possible par l’existence des réseaux sociaux. Beaucoup de victimes d’abus et de violences sexuels ne trouvent pas d’espace où en parler, pas de soutien. Souvent les affaires concernent des proches, des pères, des frères, des oncles, des cousins. Il arrive même parfois que des mères, informées, ferment les yeux à cause de la réputation de la famille. Dans ces conditions, que peuvent faire les victimes, seules, livrées à elles-mêmes, traumatisées et blessées dans leur chair et leur âme par des agissements criminels qu’elles n’ont pas voulu, qu’on leur a imposé. Sur quelle épaule pleurer, où crier sa détresse, à qui confier sa souffrance d’une blessure qui ne se referme pas. D’autant qu’un imam n’a pas forcément le profil, la psychologie, la compétence ou la capacité de gérer convenablement ces situations et de proposer un accompagnement.

Témoigner publiquement sur les réseaux sociaux, est-ce pour autant la bonne option pour toutes les victimes de violences sexuelles ? Rien n’est moins sûr. Pour le CoFIP, seule la saisie de la justice peut faire toute la lumière sur ce genre d’affaire, en investiguant et en obtenant des condamnations au nom du principe de présomption d’innocence.

« Ce principe s’applique à toute personne mise en cause jusqu’à ce qu’une culpabilité soit légalement établie par une décision de justice définitive. Par conséquent, nous appelons également la communauté musulmane à faire preuve de retenue, de pondération et de discernement. Il est crucial de garder le recul nécessaire et d’éviter toute confusion ou tout excès, notamment sur les réseaux sociauxUne telle attitude permet de préserver l’intégrité des procédures judiciaires et de respecter toutes les personnes concernées. »

Contre l’hystérie, favoriser la raison

L’enjeu est aussi d’éviter l’hystérie car à s’y pencher de plus près, tout n’est pas d’égale gravité dans les différents témoignages. On passe de la mention d’attitudes ambigües, de drague lourde ou de comportement tendancieux à des agressions verbales caractérisées ou des violences physiques manifestes. Les premières pourraient se résoudre par des rappels à l’ordre ou des sanctions, selon les faits, quand ils ont lieu dans des institutions. Les seconds relèvent catégoriquement de la justice et doivent faire l’objet d’une confrontation et d’une enquête. Les citoyens n’ont pas vocation à se substituer à la justice.

« J’ai toujours préféré agir dans la discrétion, précise Rachida.S, et surtout loin de l’agitation des réseaux sociaux. Premièrement, pour la protection des victimes qui craignent la réaction de leur agresseur. Deuxièmement, pour préserver un cadre de procédure rigoureux et se prémunir des réactions irrationnelles de tout un chacun, qui peuvent même se retourner contre les plaignantes. »

D’autant que les fausses accusations existent également et que leurs conséquences sont dévastatrices tant pour les personnes calomniées que pour la parole des authentiques victimes. « Aujourd’hui, ajoute-t-elle, je constate malheureusement que des affaires de violences sexuelles et physiques liées au monde religieux émergent de façon plus récurrente, mais aussi que des hommes musulmans me contactent au sujet de dénonciations calomnieuses graves d’ex-compagnes, de fausses accusations de violences physiques prouvées par vidéo, de faux témoignage de ne plus avoir de nouvelle du père de son enfant alors que ce dernier fait tout pour entrer en contact avec ce dernier, éléments de preuves à l’appui, ou se faire faussement passer pour l’épouse d’un prédicateur. »

Le dernier mot doit donc revenir à la justice. Qui oserait remettre en cause ce principe. Mais suffira-t-il à réparer les fautes ? Suffit-il de revendiquer la justice pour l’obtenir ? Pas si sûr. Le chemin relève d’un parcours du combattant pour les victimes réelles. La difficulté d’apporter la preuve d’attouchements sexuels ou de viols anciens remontant à dix ou vingt ans rend la tâche plus complexe. On peut toujours espérer obtenir l’aveu des personnes mises en cause, que l’enquête fasse que certaines langues se délient, qu’un diagnostic psychiatrique atteste de traumas liés à des agressions sexuelles. Malgré tout, même en cas de victoire judiciaire, les conséquences seront encore portées par la victime. Risque d’exclusion familiale ou sociale, le poids à porter est lourd et le chemin est long.

Les initiatives des imams dans la lutte contre les violences

Raison pour laquelle certains mosquées et imams commencent à proposer un accompagnement aux victimes. Tarik Abou Nour, imam en fonction depuis de nombreuses années, enseignant, a répondu aux questions de Mizane.info pour mieux connaître la position des imams face à cette question.

« Les dérives de l’être humain sont partout. Même si cela est arrivé rarement, j’ai recueilli le témoignage de jeunes filles, de jeunes femmes et même d’hommes qui ont été abusés sexuellement soit dans le cadre d’un inceste soit dans d’autres cadres. Les scénarios sont divers mais la première chose que nous disons aux victimes est qu’il faut absolument qu’elles sortent de leur silence et ouvrent une démarche judiciaire en allant porter plainte. Pour elle-même et pour d’autres possibles victimes en cas de récidive. Nous les sollicitons également d’aller consulter un spécialiste, médecin, psychologue pour bénéficier d’un accompagnement médical et soigner ces traumatismes. Nous sommes en contact avec des associations d’aide aux victimes de violences sexuelles, avec des avocats et des psychologues. Nous leur disons également, dans l’accompagnement spirituel et religieux que nous leur proposons, que les victimes n’ont pas à se sentir souillées, comme elles nous le disent, car ce ne sont pas elles qui le sontNotre but est que les victimes puissent se reconstruire. »

L’imam et enseignant Tarik Abou Nour.

Porter plainte est difficile en raison des pressions. Le cas des violences conjugales place les femmes victimes de coups dans une situation autrement plus dangereuse. Elles risquent leur vie en restant chez un mari violent alors qu’elles n’ont pas de maison où partir. La désaffection de l’Etat étant patente, les actions de solidarité prennent parfois le relai.

« Une femme pleine de bleues est parti porter plainte contre son mari alcoolique qui la battait, raconte Tarik Abou Nour. Elle n’avait pas d’endroit où aller, la police débordée n’a rien pu faire. Cette femme est venue me voir. J’ai contacté une musulmane qui vivait seule dans un grand logement. Elle a pu accueillir cette victime gratuitement avec ses filles en bas âge, jusqu’à obtenir le divorce. »

Ce type d’initiative existe mais elles ne peuvent compenser le désengagement de l’Etat. Les imams restent donc régulièrement sollicités pour ces cas de figure. « Pas plus tard que la semaine dernière, une femme m’a contacté. Elle se plaignait d’être battue par son mari qui refusait de la divorcer. J’ai appelé son mari puisqu’il ne voulait pas venir à la mosquée. Il s’est montré agressif. Heureusement, cette femme a pu se loger chez ses parents et je l’ai conseillé de poursuivre dans son intérêt sa démarche de séparation. »  

Pour mieux faire face à ce type de situation, l’imam Tarik Abou Nour a crée avec d’autres un groupe d’entraide à la mosquée Athis-Mons pour toutes les situations d’urgence. « L’un des rôles de la mosquée est de fournir une aide sociale et humanitaire. La mosquée ne se réduit pas à la prière. Il nous est arrivé d’héberger des non-musulmans qui n’avaient pas de toit et qui avaient fait appel à la mosquée. Les imams doivent faire appel à la contribution des fidèles et la générosité suivra. Nous avons également créé un groupe WhatsApp avec des référents pour chaque problématique que nous sollicitons en situation de crise pour agir vite. »

Au-delà du constat d’échec, l’espoir d’un autre avenir

Favoriser le tribunal judiciaire plutôt que le tribunal médiatique, vérifier les informations, donner la parole aux personnes mises en accusation, éviter les polémiques violentes et stériles sur les réseaux sociaux : tels semblent être la position la plus partagée par les acteurs musulmans engagés dans ce type de problème, à la fois sensible et exigeant.

Mais la prise de parole de femmes qui déclarent sur les réseaux sociaux avoir subi des violences sexuelles, que ces femmes soient musulmanes ou non-musulmanes, témoigne quoi qu’on en dise d’un échec social et politique global du traitement des violences sexuelles. Le manque d’espace pour s’exprimer offert aux victimes, la confrontation au jugement d’autrui, le réflexe communautaire craignant une exploitation malicieuse et malveillante de ces témoignages, les pressions familiales ou sociales exercées contre celles qui tenteraient de saisir la justice, tous ces aspects expliquent pourquoi certaines femmes se résignent à jeter une bouteille à la mer.

Les faux témoignages, les campagnes médiatiques orchestrées par vengeance d’ex-éconduite, s’ils existent, devront être sanctionnés avec la même force légale et la même publicité apportées aux fausses accusations. Il en va de la responsabilité et de l’honneur d’une société de défendre la vérité et la justice pour les victimes, quelles qu’elles soient. Il ne peut être question de faire un saut dans le vide en misant sur l’automaticité d’un témoignage non vérifiée ou de la culpabilité présumée d’un homme accusé sur le mode « pas de fumée sans feu ». Contre la fumée d’accusations légères, privilégier la clarté de la lumière judiciaire.  

Néanmoins, chaque institution et chaque personne doit jouer son rôle dans ce combat contre les violences faites aux femmes. Que ce soit Ismail à Marseille, Shakeel Siddiq à Lyon ou Tarik Abou Nour en Ile-de-France, des imams ont d’ores et déjà pris leurs responsabilités dans ce combat.

Il reste sans doute encore beaucoup à faire pour que ces sujets soient traités avec toute la force qu’ils méritent durant les prêches du jumu’a (vendredi) et qu’un accompagnement adapté soit proposés aux fidèles concernés. Mais Rome n’a pas été bâtie en un jour et l’espoir est la principale vertu d’une religion. Alors gardons espoir.  

Fouad Bahri

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