Mizane.info publie, en partenariat avec la revue Ribat al Hikma, une contribution analytique de Mohammed Hamdouni du concept coranique de “Fitra” envisagé d’un point de vue ontologique. Diplômé en sociologie de la communication, Mohammed Hamdouni réinterroge, dans une relecture de type heideggerienne, le sens profond de cette notion cardinale de nature primordiale qui n’est pas sans évoquer celle de loi naturelle.
Les temps modernes se caractérisent par la redéfinition de la nature humaine à la lumière des avancées scientifiques et techniques, en optant pour l’empirisme comme le seul moyen de cerner la nature humaine et en définir les mécanismes.
La naïveté rationaliste, jusqu’à un temps récent, a cru dans la possibilité de cerner toute l’existence à travers la science comme seul et unique moyen de comprendre le cosmos : « chaque avancée est un pas vers l’achèvement de la connaissance ».
Le principe selon lequel : « mieux nous avançons dans la connaissance mieux nous limitons le champ de l’inconnu » a atteint sa limite avec le chamboulement des paradigmes épistémologiques.
A l’ère de l’atomisation de l’Homme et la mécanisation de la vie humaine, il est nécessaire de redéfinir la particularité du « nomos humain » et faire revivre l’aura enchantée qui entoure l’âme humaine, échappant ainsi à toute tentative de quantifier, mesurer et forcément évaluer la vie humaine.
Le logos islamique ne cesse de nous faire revenir sur le concept de la Fitra, socle primordial de la pensée anthropo-sociologique et psychosociale de la vie humaine.
Il y a un appel paradoxal dans ce « revenir » car il est à la fois un revenir obligé pour définir le rapport de l’homme au monde et une liberté d’être dans le revenir lui-même.
Ce concept coranique s’impose et exige sa propre définition aux âmes éclairées, qui aspirent à une liberté ontologique dans le revenir à la première nature de l’être et l’agir.
Le présent écrit a l’ambition de cerner le champ conceptuel de la Fitra d’un point de vue ontologique, en se référant au texte coranique comme support herméneutique qui pourra dans un premier temps nous donner une idée (de nature spéculative) sur ce que peut être la Fitra.
Tout être qui est cohérent à son principe d’être, est dans la Fitra (comme principe intrinsèque et inchangeable). La montagne est pleinement dans sa montagniété et c’est en cela qu’elle est dans sa Fitra, et c’est à travers son mode d’être qu’elle renverra à chaque fois qu’on la contemple au principe primordial et unique de l’Etre. Le mode de la Fitra humaine est différent, il est un processus d’ajustement constant à l’ordre du cosmos. Son humanité est une émergence de sa conscience (côté divin et immanent de l’esprit humain).
Il est nécessaire d’admettre que cette entreprise ne prétend pas vouloir donner avec pertinence une image conceptuelle de ce qu’est la Fitra (une notion polysémique présentée dans différents contextes du coran), mais plutôt dé-montrer ce qui peut la constituer à travers ses propres manifestations dans le corpus coranique.
L’entrée ( فطرة ) dans le dictionnaire arabe trouve sa définition dans ce triptyque sémantique : Nature humaine primordiale.
La définition linguistique impose la nécessité de choisir entre deux lectures : l’une essentialiste prenant en compte l’aspect immuable et intrinsèque de la nature humaine et l’autre phénoménale qui se pencherait éventuellement sur l’étude d’un cas historique en expliquant le changement et les causes de dénaturalisation.
Nous avons opté pour une étude conceptuelle analytique de la Fitra en tant que principe de nature immanente, et telle est notre hypothèse.
Le philosophe Taha Abderrahmane désigne comme Fitra « l’ensemble des sens moraux enracinées dans l’esprit de l’être humain ou qui constituent son esprit », c’est-à-dire à la fois une structure de la création et une structure de la morale (bunya khalqiyya wa bunya khuloqiyya) ».[1]
Taha Abderramane nous propose ici de comprendre le concept de la Fitra comme étant l’harmonie parfaite entre la structure primordiale de la création et la structure morale de l’être-humain.
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L’homme est prédisposé à l’action morale car elle convient parfaitement à sa nature d’homme, sa fitra immuable est une traduction synthétique de l’ordre cosmique.
Dans la même perspective, nous allons essayer de rassembler les différentes définitions de cette nature immaculée, pour ainsi rebondir sur la vision de l’unicité qui est traitée différemment par Taha Abderrahmane dans ce même contexte.
La fitra comme connaissance naturée
Ja‘far al-Sâdiq, l’Imam chiite comprend la Fitra comme «une première connaissance (ma‘rifa) qui prend racine dans la Fitra et qui conditionne l’existence de l’homme comme nature »[2], elle est en cela la première manière intuitive d’habiter le monde qui conditionne la nature de chacun.
Elle est une connaissance instinctive qui définit l’homme dans l’état de nature avant le passage à la culture. C’est pour cela que lorsque le prophète Muhammad (SAWS) s’écrie : « Jamais, jamais ne tuez les enfants ; tout être naît selon la Fitra jusqu’à ce qu’il s’exprime par le langage », il insiste sur ce qui constitue l’essence de l’âme humaine.
Mais si nous nous référerons au hadith dans ce cas, et nous considérons que la Fitra constitue la connaissance pré-langagière, ne peut-on pas dire que dans l’état du langage l’homme s’éloigne de la connaissance immédiate (si on peut se permettre de faire référence à l’immédiateté de Bergson) et « s’exile » dans une connaissance médiatée par le verbe ?
Et par conséquent n’est-il pas un éloignement même de la Fitra ?
Il serait difficile d’apporter un élément de réponse précis à cette question, mais on dirait que la Fitra serait dans l’état post-langagier un horizon d’alignement que l’homme doit convoquer dans ces actes et son mode d’être conscient.
« Dirige tout ton être vers la religion exclusivement [pour Allah], telle est la nature qu’Allah a originellement donnée aux hommes -pas de changement à la création d’Allah -. Voilà la religion de droiture ; mais la plupart des gens ne savent pas. » AR-RUM-30.
Dans la logique de l’alignement, ce verset vient en appui à la nécessité de l’effort conscient pour revenir à l’état de l’acquisition de la première connaissance. Il n’est pas anodin que le traducteur a choisi l’expression « Dirige tout ton être » pour فأقم وجهك (Dirige ton regard/visage) mais de quel regard s’agit-il ici ?
Le regard de « بصيرة » l’œil de l’âme. La structure du verset propose une synonymie sémantique et sémiotique du concept de la Fitra. La religion « dîn » fait allusion ici à la direction vers la Fitra qui en même temps s’inscrit dans la nature de la création divine universelle.
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La question de l’universalité ici nous pousse à penser qu’il s’agit de l’Islam (synonyme du monothéisme) d’Abraham, c’est-à-dire le Tawhid / Al wahdania (unicité) par opposition au Taghout.
Dans ce cas, la Fitra serait-elle la conscience/connaissance parfaite et immédiate de l’unicité du créateur comme le premier principe de tout être ?
La Fitra comme possibilité d’être
Comme postulat de départ, nul ne peut nier que le principe de responsabilité ne peut s’exiger que si nous avons affaire à un agent « libre » et « conscient ». La Fitra des êtres converge vers le principe unique « Dieu ».
Autrement dit, tout être qui est cohérent à son principe d’être, est dans la Fitra (comme principe intrinsèque et inchangeable). La montagne est pleinement dans sa montagniété et c’est en cela qu’elle est dans sa Fitra, et c’est à travers son mode d’être qu’elle renverra à chaque fois qu’on la contemple au principe primordial et unique de l’Etre.
Le mode de la Fitra humaine est différent, il est un processus d’ajustement constant à l’ordre du cosmos. Son humanité (de même que la montagniété de la montagne) est une émergence de sa conscience (côté divin et immanent de l’esprit humain).
En effet, c’est parce qu’il est conscient de l’être qu’il peut agir librement (à un certain degré) sur ce dernier. Son agir libre fait appel à la notion de la responsabilité évoquée précédemment.
« [91.7] Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée ; [91.8] et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété ! » LE SOLEIL Sourate ACH-CHAMS,
Dans cette affirmation solennelle, Allah nous parle de l’harmonie de la création de l’âme, en tant que conteneur des inspirations paradoxales et contradictoires.
Ceci est loin d’être une contradiction, car l’harmonie (autre synonyme de l’horizon de la Fitra) réside dans la coexistence du mal et du bien dans l’esprit humain dans lequel seule la bonne conscience peut être l’arbitre et le guide des états d’âmes et des actions.
La Fitra comme axialité reste un point de repère de la vérité primordiale et que la voie Dîn est le mouvement d’alignement avec cette dernière. Elle est en cela un rappel contre l’oubli de l’Unique, qui se situe justement dans les frontières de ce qui peut être dit ou non.
Il y a ici alors une grande liberté qui n’est pas d’une mobilité horizontale seulement (entre la binarité du bien et du mal), mais d’un ordre vertical aussi en tant que transcendance.
C’est en cela que la Fitra se présente aussi dans le Coran comme la « conscience/l’agir/le devenir » des différentes possibilités de l’être-homme, compte tenu de sa conscience de la mort et du temps. Et c’est dans ce sens que ces possibilités différentes doivent converger vers le principe de l’unicité du divin en tant qu’il est le seul juge des actions des Hommes.
La Fitra est alors ce qui permet de rassembler les modes de l’être sur un horizon unique faisant la distinction intuitive et authentique entre le bien et le mal, cette distinction qui peut même être la Sunna (la lois) éternelle de l’être-humain-dans-le-monde.
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En somme essayer d’être dans la Fitra c’est essayer d’ordonner les possibilités de l’être de l’environnement et de l’action humaine en fonction de l’horizontalité du bien et du mal, et de la verticalité de l’unicité et la multiplicité. Une axialité constante en devenir et en perpétuelle régulation.
Pour ancrer la notion de l’axialité fondamentale qu’est la Fitra, il faut supposer que le passage dans le Monde, c’est-à-dire la vie humaine, se situe entre deux extrêmes, une trajectoire de la recherche du sens et la tendance à l’oubli de l’être.
La question du sens représente une problématique fondamentale dans la vie humaine, la vulnérabilité de l’homme réside dans sa conscience.
Tout être vit sa propre vérité et c’est pour cela qu’il n’a pas besoin d’en être conscient. L’Homme par contre est loin de sa Fitra/Vérité, c’est pour cela qu’il doit concevoir le sens par l’abstraction.
Cet effort de la conscience risque d’être vacillé par l’oubli, « l’oubli de l’être » tel que Heidegger l’a posé comme postulat de son entreprise philosophique, celle de penser et faire émerger la question de l’être dans les débats d’une philosophie occidentale agonisante.
« Et qu’aurais-je à ne pas adorer Celui qui m’a créé (فطرني) ? Et c’est vers Lui que vous serez ramenés. » 22- Sourate YASSINE.
Ce verset se présente sous une forme de question rhétorique destinée en même temps à l’interlocuteur en face et à la méditation introspective. Cette question n’attend pas une réponse mais un rappel contre l’oubli de la vérité primordiale, au principe unique et éternel qui est le fondement de l’Etre.
L’usage du mot Fatarani (فطرني) traduit par “créé” dans ce verset présente la question comme un moment de lucidité évidente qui rappelle la véritas/Alètheia[3] (Dikr/Tadkir) qui sera renforcée par la prémisse de la question rhétorique mais qui se situe comme conclusion de l’argument dans ce contexte :
« Et c’est vers Lui que vous serez ramenés. », l’appel de la Fitra ici stimule un moment de lucidité qui repositionne le sens de la vie de l’Homme : Pourquoi ne dois-je pas adorer Al Wahid puisque c’est lui qui a façonné mon être-homme ? et que mon passage au monde s’achèvera par un retour vers lui ?
Il convient donc de dire que la Fitra comme axialité reste un point de repère de la vérité primordiale et que la voie Dîn est le mouvement d’alignement avec cette dernière. Elle est en cela un rappel contre l’oubli de l’Unique, qui se situe justement dans les frontières de ce qui peut être dit ou non.
Cette axialité est un autre synonyme de l’idée de l’unicité de la dimension morale et systémique de la création évoquée par A.Taha . L’Homme est ici la forme synthétique de cette symbiose existentielle.
Concevoir ce synthétisme d’un point de vue déterministe ou bien utilitariste ne change en rien son existence, car il s’impose à la fin comme ordre qui régit la vie des hommes, toute tentative de le modifier ou de le changer provoque nécessairement un dommage psychologique en somme ce qu’on peut désigner comme un être-contre-le-monde.
Mohammed Hamdouni
Notes :
[1]Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 100
[2]Geneviève GOBILLOT, La fitra. La conception originelle, ses interprétations et fonctions chez les penseurs musulmans, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 2000, 146 p. (« Cahiers des Annales Islamologiques », 18).
[3]« vérité » (au sens de dévoilement/rappel), issu de lèthè « oubli » et a- (négation)
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