Dans sa dernière chronique publiée par Mizane.info, Melchi Sédech-al Mahi nous interpelle sur la nécessité de revenir à une lecture principielle de la tradition religieuse, une lecture qui par définition transcende toutes les disciplines temporelles de la connaissance.
Il y a un véritable problème intellectuel et spirituel dans les débats actuels et les débats intra-musulmans n’y échappent pas, l’écueil en question ne se situe pas dans les réponses apportées à telle ou telle problématique, ni a un manque prétendu d’engagement mais ils se situent en amont, dans la façon dont les termes du débat sont posés.
En effet nous en sommes arrivées à un tel degrés d’aliénation et de confusion qu’il n’y a en général que peu de chose à attendre des réflexions contemporaines.
Chacun sait que la pertinence d’un développement dépend de la problématique, c’est elle qui désigne le terrain sur lequel on s’engage, or, d’évidence ceux qui, intellectuellement, se renvoient la balle en se trompant de terrain de jeu, ne peuvent espérer d’une quelconque façon gagner la partie.
La modernité étant fondée sur le rêve évolutionniste d’un progrès continuel, ne peut que proclamer le changement comme un dogme vis-à-vis duquel le sacré, par nature intemporel, apparait comme la pire des menaces.
Lorsque cependant croyants comme incroyants n’ont plus aucune idée de ce que devrait être la nature du sacré, les antagonismes véritables ne sont plus perçus, ce qui se joue réellement n’est plus compris.
Comme si tout était brouillé, des conflits naissent entre des ennemis qui se ressemblent et dont l’opposition n’est qu’artificielle ne résultant que du désordre provoqué par l’ignorance similaire des uns et des autres.
La fonction synthétique du Coran
Fort de ces antagonismes, nombre d’intervenants, imprégnés précisément par l’esprit du temps, ne peuvent s’empêcher d’opposer artificiellement deux camps, d’un côté les progressistes et de l’autre les passéistes, d’un coté les humanistes, d’un autre coté les littéralistes, d’un côté les modernistes de l’autre les traditionnalistes, les séparatistes et les unionistes … mais n’est-ce pas déjà choisir le camp de l’erreur que de poser la question en ces termes ?
A quoi bon répondre à une question si la façon de poser cette dernière implique, et donc impose déjà la réponse ?
Pourquoi donc se demanderons certains, se défaire de l’objectivité scientifique au profit du suivisme traditionnel ?
Nous savons fort bien que certains se poseront inéluctablement la question en ces termes, mais comme nous l’avons dit plus haut, ce sont des termes que nous refusons et auxquels nous nions toutes pertinences.
Car poser ainsi les données du problème c’est montrer par-là que l’on est incapable, comme le poisson rouge, de concevoir que quelque chose existe en dehors du bocal.
C’est toujours la modernité qui se regarde le nombril ou comme dirait l’autre « c’est l’œil qui essaye d’apercevoir le bord de sa vision ».
Il faut bien comprendre, qu’émettre l’hypothèse de la non-existence de Dieu au départ de l’analyse d’un texte sacré implique une certaine perception psychologique de la réalité, perception qui conditionnera fortement les conclusions de l’étude ; lorsque par exemple Mme Chabbi dit vouloir séparer la réalité historique de la réalité sacré, elles sous-entend qu’il est impératif de séparer la réalité de ce qu’elle préjuge être de la fantasmagorie idéologique, elle ne se contentera pas de relater les faits et d’en déceler une logique interne, elle s’en servira systématiquement pour expliquer, selon ses préjugés, et de manière exclusive, le sens « véritable » du texte et déconstruire ainsi le « besoin » d’une interprétation traditionnelle et métaphysique.
Une telle approche impliquerait pour les croyants qu’ils admettent que Dieu et le monde des hommes n’aient rien à voir.
Non seulement c’est insultant pour l’intelligence des hommes de foi mais c’est également vouloir imposer l’erreur par un découpage naïf et coupable de la réalité.
Tel autre historien tente d’expliquer que l’influence du texte coranique sur les populations musulmanes est fictive et ce mensonge servirait donc exclusivement et systématiquement de caution à la volonté de pouvoir d’une prétendue omnipotente caste religieuse, l’explication en est que ces populations, étant trop peu spécialistes de la langue arabe, ne peuvent en rien dépendre des valeurs réellement émises par le Coran.
Comme si la diffusion de l’âme d’une tradition ne passait que par une lecture savante du texte.
On voit à quel point on dissèque le réel pour l’adapter à ses préjugées et se gausser en passant d’une exclusive légitimité à l’interprétation, ce qui ne manque pas d’ironie.
Autre exemple, lorsque l’on constate que le texte coranique présente certaine ressemblance avec d’autres textes de traditions plus anciennes, mais aussi évidemment des différences, on s’empresse d’en conclure à un assemblage horizontal des traditions environnantes déformées par le contexte particulier de l’islam naissant.
On ne prend même pas la peine de souligner que le Coran lui-même répond à ces objections en se proclamant le livre ultime de l’orthodoxie traditionnelle, donc universel, final et synthétique ; les commentateurs musulmans n’ont d’ailleurs pas hésité à faire appel aux textes antérieurs pour expliciter tel ou tel passage de la révélation.
L’explication donnée par les principes métaphysiques intègre le fait constaté sans rien lui retirer alors que le préjugé moderne utilise le fait pour contredire arbitrairement l’explication traditionnelle et entériner le réductionnisme athéiste qui est au départ et au cœur de l’étude.
Le rationalisme contre la raison
Que l’on nous comprenne bien, il serait idiot et contreproductif de nier le contexte socio-historique pour affirmer une vision religieuse tout aussi exclusiviste que celle que nous critiquons.
Mais nous disons d’une part que le rationalisme de certains s’oppose au bon usage de la raison.
Nous disons d’autre part qu’une vision traditionnelle et métaphysique du monde est plus large et augmente le champ de vision du réel plutôt qu’il ne le restreint, une étude historique peut donc, en principe, tout à fait respecter la sacralité du texte tout en répondant aux exigences académiques, inversement, la métaphysique, loin de les nier, inclus forcément les faits historiques.
Nous revenons sur ces points, qui ne sont que des exemples, car nous voyons souvent s’opposer ceux qui, voulant préserver ce qu’ils pensent être la tradition, s’arcboute sur des textes qu’ils ne comprennent plus à ceux qui, craignant de rester en marge de l’histoire, déconstruisent les textes d’une tradition qu’ils ne comprennent pas davantage.
Il y a des décennies déjà que René Guénon, bien qu’à cette époque il ne visait pas l’islam, avait aperçu cette tendance, en la dénonçant notamment dans un chapitre distinguant tradition et traditionalisme, il avait indiqué que le traditionalisme résultait d’une tendance, et d’une vague aspiration à retourner à un certain état des choses moins chaotique que le temps présent mais sans vraiment pour autant savoir où ni comment se diriger ; il expliquait alors que toute réaction qui consiste à revenir à un moindre désordre sans en comprendre la nature profonde revient en fait à l’accentuer davantage, comme le disait également Sheikh al Boutî en substance et concernant un contexte plus particulier : « Celui qui combat sans savoir réellement pour qui et pourquoi il prend les armes et s’il meurt dans cet état mourra en dehors de la bénédiction divine. »
Il ne suffit donc pas d’avoir une volonté ferme, il faut que celle-ci soit éclairée et bien guidée.
René Guénon avait également précisé que le point essentiel des déviations de l’esprit véritablement traditionnel consistait à faire « descendre l’idée de tradition à un niveau purement humain » et c’est là où nous voulions en venir.
Que l’on dénonce la rigidité de certains avis exotériques, soit, mais nous ne comprenons pas très bien pourquoi certains, pour s’opposer à cette rigidité, ne cessent de proclamer « l’humanisme » prétendu des textes sacrés alors que celui-ci n’est que la négation du suprahumain ; cela sonne pour nous comme une volonté injustifiée d’adaptabilité pour ne pas dire d’employabilité, le collaborateur doit s’adapter au changement s’il ne veut pas quitter l’entreprise…
Il faudrait d’ailleurs sous ce rapport bien comprendre que nous sommes déjà entrés dans l’ère du post-humanisme, autrement dit de l’infrahumain, les chantres de la flexibilité des textes, comme à leur habitude, ne sont pas tout à fait à la page du « progrès » derrière lequel il court désespérément.
Tant que l’on envisagera les choses en termes de passé et de futur, de fixation réactionnaire et de progressisme, on ne pourra jamais comprendre ce qui demeure hors du temps, alors que c’est cela qui importe avant tout.
Il est donc absurde de considérer toute critique radicale du monde moderne comme une frilosité bigote, elle peut l’être en effet mais pas systématiquement, de même toute « adaptation » sur tel ou tel plan n’est pas une trahison à la fidélité des principes, là n’est pas la question.
Il est nécessaire d’émettre des objections contre toute forme de sclérose de la pensée d’où qu’elle vienne, mais il est par contre, inutile de combattre un fanatisme par un autre, ou une erreur par une autre.
Il s’agit, comme l’ont toujours fait les sages, de préserver ce qui doit l’être, être digne du « dépôt confié » à l’Homme, mais pour cela il faut avoir une conscience assez clair de ce qu’il est nécessaire de préserver.
Que signifie donc préserver la tradition ?
Devons-nous choisir entre la bigoterie traditionnaliste et le « destructivisme » de la plupart des recherches universitaires ?
Aussi hors-sol que cela puisse sembler à certain, nous disons qu’il n’y aura pas de savoir profane utile à l’homme sans sagesse traditionnelle, sans revenir au principe des choses ; quoi qu’on puisse en penser, l’histoire de l’Homme est sacrée, utiliser le savoir académique en profanant le sacré par indifférence voire par hostilité manifeste ne mènera l’humanité qu’à davantage d’ignorance et d’obscurité.
Si la sagesse est suprahumaine elle doit nous venir de ce qui nous lie avec ce qui dépasse l’ordre strictement humain et certes ces liens existent !
Faire retour à une saine radicalité
Ceci posé, et si comme nous le disions, nous sommes entrés dans l’ère du post-humanisme, il sera nécessaire de faire la différence entre ce qui dépassera cet humanisme par le haut et ce qui le dépassera par le bas.
De nombreuses sources traditionnelles parlent de cette insidieuse « parodie », dont on ne rappellera jamais assez le caractère à la fois réducteur et subversif.
Abû Hurayra (qu’Allah soit satisfait de lui) a dit « … Il est borgne et il apportera avec lui une image représentant le Paradis et une autre représentant l’Enfer. Et celle qu’il vous dira être le Paradis sera l’Enfer. Je vous signale ce danger comme Noé l’avait signalé à son peuple » (Hadith extrait de Boukhâri, LX, III, 3).
Il n’est donc pas superflu d’aiguiser la critique et l’analyse de notre époque de façon radicale, et surtout à la lumière du véritable esprit traditionnel, non pas pour s’opposer à tout et n’importe quoi, dans le sens de ce qui serait une révolte passionnelle, mais radical dans le sens où ce mot désigne ce « qui a rapport au principe d’une chose », il faut pouvoir revenir à la racine profonde de la modernité pour en déceler l’aliénation qu’elle provoque et ainsi se défaire des schémas mentaux et de l’épistémè qu’elle impose à notre façon de voir et de penser le monde, car cette pensée est issue d’une volonté coupable d’indépendance de l’égo humain, elle induit une certaine chute qui représente autant d’ obstacles psychiques à l’avancement et la réalisation spirituelle et corrélativement à la compréhension de la réalité dans chacun de ces aspects.
Enfin de compte les textes sacrés ne font que nous prévenir contre la mentalité actuelle, qui pour avoir existé à d’autres époques n’a pourtant jamais été aussi diffuse et normalisée qu’elle ne l’est présentement.
Le prophète (prière et bénédiction de Dieu sur lui) n’a-t-il pas dit clairement : « Il ne viendra pas d’époque qui ne soit pire que la précédente », toutes les autres traditions sont pareillement unanimes sur ce point.
La tradition n’implique pas de suivisme aveugle, elle implique au contraire avant toute chose une prise de conscience de la trame de l’existence depuis le Principe universel jusqu’à nos vies d’hommes, depuis l’origine jusqu’à la fin de l’humanité présente, à l’extérieur comme à l’intérieur de nous-même.
Comme le dit très justement Titus Burkhardt, « une vision spirituelle métaphysique supérieure, sait interpréter le dogme de l’absolu contenu dans les Saintes Écritures et l’appliquer à tous les aspects de la réalité. »
En conclusion nous dirions qu’il est nécessaire, si l’on ne veut pas que l’action soit vaine, de comprendre avant d’agir, comprendre, plus que jamais cette célèbre parole coranique « Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant qu’ils ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. »
Et puisse Dieu (Allah) nous permettre de voir les choses telles qu’elles sont !
Melchi Sédech-al Mahi
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