Sultane au destin hors du commun, Shajarat ad-Dorr a régné sur la province d’Egypte du califat abbasside à partir de 1250. D’abord vendue comme esclave à la cour du sultan du Caire et se hissant à partir de là au rang de chef de troupe repoussant les Croisés de Saint-Louis déferlant sur l’Egypte, cette souveraine d’extraction mamelouk est une figure fascinante de l’histoire politique abbasside. Son portrait sur Mizane.info signé Ikrame Ezzahoui.
Consacrée par une destinée étonnante, on ignore beaucoup des origines de celle qui fut surnommée plus tard Shajarat ad Dorr (Arbre de pierres précieuses) par le sultan ayyoubide du Caire. Son prénom et son ethnie sont en effet difficilement retraçables, et les historiens doutent de sa provenance même si on lui suppose des origines turque, circassienne et grecque. Vendue sur un marché d’esclaves des côtes méditerranéennes, puis achetée pour son exceptionnelle beauté et remarquée ensuite pour sa vivacité et son intelligence, cette dernière se hisse au rang de favorite du sultan d’Égypte alors en place, Al-Malik as-Salih Najm al-Din Ayyub. Ce dernier est alors sur le point d’être nommé sultan à la suite de son père en 1238 qui s’éteint au Caire. C’est au moment de la cérémonie officielle de succession qu’il consacre et présente aux yeux de tous Shajarat ad-Dorr comme sa compagne légitime. En devenant son épouse et en donnant naissance à un fils qui mourra en bas-âge, elle prend pleinement son rang de conseillère politique avisée que le souverain consulte avec autant de sérieux que lorsqu’il prête l’oreille aux conseils du général Fakhr Al Din, un de ses bras droits les plus fiables.
Son épopée militaire contre les Croisés dans le delta du Nil
Au XIIIe siècle, le monde islamique est menacé à l’est par les invasions mongoles et au nord par les campagnes croisées lancées par les souverains européens. C’est le cas dès 1244 lorsque Saint-Louis qui avait promis au pape Innocent IV de “porter lui-même la croix” jusqu’aux terres saintes si Dieu lui accordait la guérison de la grave maladie l’ayant touché, fait parvenir ses troupes jusqu’au port de Damiette sur les côtes égyptiennes. C’est plus de 20 000 soldats qui sont mobilisés et lancés vers la Méditerranée profitant de l’absence du monarque Al Ayoub. C’est là que l’intelligence militaire de Shajarat ad Dorr fera ses preuves. Le souverain Al Ayoub se trouvant alors à Damas, c’est elle qui prendra la direction des opérations militaires jusqu’à son retour. Ses efforts maintiendront difficilement les troupes croisées de l’autre côté de la rive du Nil pendant quelques mois.
Affaibli, le sultan Al Salih al Ayyub mourra dès son retour au palais cairote. Dans le but de ne créer aucune discorde, la régente pleine d’esprit décide consciencieusement de dissimuler la nouvelle de la mort du roi afin de ne pas affaiblir le moral des troupes. La mort du sultan sera donc maintenue secrète assurant la maintenance de l’effort guerrier. Son fils d’une première femme Turan Chau est alors en âge de prendre la succession légitime du trône. Ce dernier a cependant été élevé loin des provinces d’Égypte et connaît somme toute assez mal cette contrée sur laquelle il est censé gouverner. Lorsqu’il prend effectivement le pouvoir, il est mal accueilli par le peuple de la province mais également par les anciens conseillers de son défunt père. La prise de Damiette par les troupes croisées après plusieurs mois de lutte, augmente son impopularité. Turan Chau finit assassiné par les gardes mamelouks… C’est cette fin politique assez classique qui va précipiter l’ascension de Shajarat ad Dorr à la tête du palais, mise sur le trône par les mamelouks turcs.
A la bataille suivante, celle de la célèbre citadelle de Mansourah en février 1250, le commandement de Shajarat ad Dorr permet aux troupes égyptiennes de reprendre le dessus et culminera même dans la capture temporaire de Louis IX au Caire. Il sera libéré contre une rançon et le départ des troupes croisées de l’Égypte; cette victoire consacre le succès militaire de la régente veuve… Les mamelouks la nomment sultane et lui accordent même le titre de “reine des Musulmans”.
Sa délicate légitimation comme reine souveraine
Appréciée de beaucoup pour ses qualités de souveraine et son intelligence militaire, c’est donc Shajarat ad Dorr qui est portée sur le trône, La province d’Égypte, malgré l’autorité des mamelouks, fait alors partie du califat abbasside dont le centre se trouve à Bagdad sous l’autorité d’Al Mu’tasim. Shajarat ad Dorr ne cherche alors nullement à s’opposer aux prérogatives du calife. Elle avait avec précaution inclut dans son titre officiel une mention au 37e calife en signe de sage allégeance. Elle se faisait ainsi appelée lors des prêches du Vendredi, “la Bienfaisante Reine des Musulmans, la Bienheureuse du monde terrestre et de celui de la Foi, (‘Ismat al-dunya wa al-din), la Mère de Khalil (son fils mort jeune de Al Ayyub), la compagne d’Al Ayub, al-Musta’simiyya.”
Le calife de Baghdad refuse cependant de voir une femme sultane à la tête d’une province aussi importante que celle de l’Égypte. Il donne l’ordre aux émirs mamelouks de lui désigner un remplaçant officiel. Le message humiliant étant que si les autorités égyptiennes étaient incapables de se comporter en hommes étant visiblement disposés à choisir une femme parmi eux pour les gouverner, alors il leur en sera envoyé de Bagdad même. Malgré le soutien essentiel de l’armée dont disposait Shajarat ad Dorr, c’est d’un commun accord avec les soldats mamelouks l’entourant et afin de ne pas froisser l’autorité de Bagdad, qu’elle désigne le mamelouk Al-Muizz Izz ad-Dîn Aybak, officier militaire partageant les mêmes origines sociales que la sultane, ayant déjà fait ses preuves lors de la bataille de Mansourah, comme monarque officiel. Elle finit d’ailleurs par le prendre pour époux afin d’avoir part à toutes les décisions, dès juillet 1250.
L’autorité centrale du califat accepte cette configuration. Dans les faits, Shajarat ad Dorr dispose d’une autorité tout aussi large que celle de son mari, sultan officiel. C’est elle qui signe les décrets et prend les décisions d’intérêt. Des pièces de monnaie sont frappées à son effigie et des prêches de la prière du vendredi sont donnés en son nom dans les mosquées du Caire. Elle parvient ainsi à se frayer une position politique non négligeable en adoptant des codes de conduite politique à la fois arabes et turques.
Sa jalousie dévastatrice
Cette décision inaugura une période de relative paix pour la province d’Égypte sous la houlette de sa puissante souveraine. Ce sont les premières affaires de jalousie et de discorde féminine qui viendront troubler cet équilibre et déchaîneront les rivalités entre la première femme de Azzedine Aybak qu’il répudia en l’honneur de son mariage avec la sultane, et Shajarat at Dorr qui souhaite tout autant l’évincer de la cour pour lui retirer toute marge de manœuvre politique et récupérer l’attention de son mari.
Quelques mois plus tard Aybak, plus certain de son emprise politique à la cour, annonce son prochain mariage à la fille de l’émir de Mossoul, princesse d’une lignée différente que celle la pauvreté dont était issue Shajarat ad Dorr. Cette dernière humiliée, désemparée et dont la jalousie intriquée à la soif de pouvoir va grandissante, fait assassiner Aybak à la sortie de son bain…
Cette folie vengeresse déstabilise la période de relative quiétude politique et de partage de pouvoir de sept ans qui s’était établi entre Aybak et Shajarat ad Dorr. De nombreuses émeutes mamelouks éclatent au palais. Shajarat connaît elle aussi une fin malheureuse… Elle est emprisonnée par les gardes mamelouks et battue à mort par l’épouse répudiée d’Aybak. Sa dépouille sera inhumée au Caire et sera abritée par un mausolée dans la cour d’une école qu’elle avait contribué à ériger, alors à l’apogée de son règne en 1250.
L’historienne Fatima Mernissi dans son opuscule sur ces “sultanes oubliées”1 paie à Shajarat ad Dorr un hommage lucide. Elle explique cette fin tragique par le lien qu’entretient la polygamie injuste et le despotisme, les deux pratiques ayant entraîné d’après Mernissi une atteinte à l’harmonie et à la plénitude d’un contrat conjugal et impérial entre deux souverains issus qui plus est du même rang, s’étant promis fidélité, équilibre et justice dans leurs conduites politiques et amoureuses.
Sur un ton épique à la mesure du destin fantastique et de la complexité du personnage, Abderrahim Bouzelmate a publié en mars 20202 un roman retraçant la vie de la monarque au vif esprit permettant de tirer des limbes de l’histoire une figure peu connue et de la faire connaître à un public plus large.
Ikrame Ezzaoui
Notes :
1-Mernissi Fatima, Sultanes oubliées: Femmes chefs d’Etat en Islam, Albin Michel, 1990
2-Bouzelmate Abderrahim, Sultane sublime – L’extraordinaire destin de Chajara Dorr, Victor Le Brun Editions, mars 2020.
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