Abdul Wadûd Shalabi expose sur Mizane.info l’essentiel de la compréhension du sens de la double attestation, la shahada (profession de foi en islam), et ce qui advient lorsque le sens du témoignage est perdu. Shalabi est l’auteur du livre « Islam, religion de la vie » aux éditions Albouraq.
Le point de départ de toute religion, c’est l’étonnement. Le simple mystère de notre vie réclame une explication. Des nuages de gaz qui flottent dans l’espace interstellaire jusqu’à la plus petite des particules subatomiques, le domaine de l’action dans lequel nous avons été projetés doit être compris, si nous devons savoir comment vivre.
« Une vie à laquelle on n’a pas réfléchi n’est pas digne d’être vécue, » a dit Socrate, et cette question est toujours d’actualité, toujours aussi pressante. La religion, en tant que seul moyen de trouver une réponse à cette question, est donc la plus importante, en réalité, d’un certain point de vue, la seule activité sérieuse de l’homme.
La philosophie butte vers le haut et est contrariée. La religion descend des cieux et, si elle n’est pas corrompue par la main de l’homme, peut nous procurer une vraie compréhension de nous-mêmes et de notre fonction. Et cela n’est pas inaccessible : pour chaque nation dans l’histoire, des figures prophétiques se sont levées, appelant les hommes à la pureté, à la sainteté et au salut.
Il est vrai que leurs messages ont été différents. Il est vrai qu’ils ont parfois fait surgir l’intolérance et la guerre. Mais ce qui nous reste visible de leurs enseignements originels est suffisant pour conclure que les fondateurs des grandes religions de l’humanité partagent une vision commune, une expérience de cet état absolu qui est au-delà de l’être et qu’en français nous appelons Dieu.
La conscience commune aux prophètes et aux saints à travers l’histoire s’est exprimée nécessairement dans des termes qui l’ont le mieux transmise dans une abondante diversité de mondes culturels. Mais avec l’apparition de chaque révélation nouvelle, la même énergie était à l’œuvre, le secret divin appelé par certains le Logos, par d’autres la lumière de Muhammad, c’est-à-dire le point de contact incréé entre l’Absolu et le contingent, entre le Créateur et le créé.
Selon les enseignements de la plus récente manifestation de cette force, dans la personne du Prophète de l’islâm, il y a eu à travers l’histoire pas moins de cent vingt-quatre mille figures de ce type. Certaines ont eu à fonder une religion, d’autres ont simplement revivifié des traditions sacrées déjà présentes dans leur monde, mais dans chaque cas l’expérience transformante de Dieu était le même.
Le processus a ajouté une dimension essentielle à la structure du monde créé. De même que l’univers comporte un système d’opposés – lumière et obscurité, haut et bas, dense et subtil – l’intervention du Transcendant a introduit l’opposition entre « la gravité et la grâce », ou entre le matérialisme et une préoccupation pour le sens des choses et pour l’inspiration spirituelle. Le point central de cette nouvelle opposition, c’était l’homme qui, en raison de l’importance déterminante du projet religieux, devint la pierre angulaire de l’univers.
Au cœur du rôle métaphysique de l’homme se trouve la compréhension qu’il a que, bien qu’il constitue potentiellement le point de transition entre Dieu, qui est au-delà de toute compréhension – en ce qu’Il est pure Unité connaissable de Lui seul -, et le monde créé qui est le domaine nécessaire de la totalité de la possibilité implicite dans cette Unité, il est, par sa nature matérielle, attaché au monde tangible. Connaître Dieu, c’est renoncer au monde seulement dans sa composante matérielle ; cela n’implique pas le rejet de l’être humain.
Pour l’homme perspicace en matière de religion, le monde est un lieu d’épreuves, de purification de soi et d’austérité, mais il n’est pas intrinsèquement mauvais, puisqu’il vient de Dieu. Comprendre cela constitue le fondement du projet religieux normatif.
Il en ressort clairement que toute croyance religieuse doit comporter deux éléments fondamentaux. D’abord, elle doit affirmer l’unité absolue du Transcendant. Ensuite, elle doit affirmer l’existence d’une façon de vivre qui reflète cette unité et assiste l’humanité pour qu’elle s’en rapproche. Dans le contexte de l’islâm, cette croyance s’appelle le double Témoignage, qu’il n’y a pas de divinité sinon Dieu (lâ ilâha illâ llâh) et que Muhammad est le dernier Envoyé de Dieu (Muhammadun rasûlu llâh). En d’autres termes, nous parlons de doctrine et de pratique.
Les deux témoignages
Lâ ilâha illâ llâh. Il n’y a de divinité que Dieu. Muhammadun rasûlu llâh. Muhammad est l’Envoyé de Dieu. Ces deux phrases, qui ponctuent et transforment la vie du musulman, récapitulent entièrement la théologie de la religion musulmane.
Par implication plus que par affirmation, le premier témoignage déclare l’unité de la métaphysique, alors que le second est la porte qui ouvre sur ce que cette unité implique.
Il n’y a de divinité que Dieu : le pur monothéisme. Pas d’objet d’adoration sinon Dieu, rien qui détermine la signification des choses sinon Lui. Une affirmation d’une transcendance totale. La plus parfaite formulation de ce qui se tient hors d’attente du langage.
La prophétie : la voie vers l’affirmation et la reconnaissance de la participation ultime à cette Unité. Au fil de l’histoire, le voile est déchiré, et la lumière divine rend propres quelques âmes humaines. Une religion est née. Une nation pour Dieu est fondée. Une civilisation sacrée sauve des millions d’âmes de la vie à l’horizontale, de la vie profane, de la vie banale.
Devenir pleinement membre de la communauté mondiale de l’islâm consiste à énoncer ces deux affirmations. Rien de plus, rien de moins. Il n’y a ni rite d’initiation, ni sacrement de foi. C’est une foi de l’individu, qui transforme les sociétés. C’est une foi sans intermédiaire, sans la médiation spirituelle d’une classe de prêtres. L’expérience de la lumière de Muhammad, que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur lui, qui est la frontière entre l’Absolu et le contingent, n’est pas le monopole d’une hiérarchie formelle de clercs. Elle tombe plutôt en cascade, au long de l’histoire, depuis les prophètes jusqu’aux générations humaines, à travers des hommes et des femmes qui, par leurs propres efforts spirituels plutôt que grâce à une fonction liturgique formelle, sont intérieurement élevés au rang de saints.
Mais les religions, comme les êtres humains, bénéficient d’une certaine durée de vie. A l’enthousiasme de la jeunesse succède, quand les années passent, la maturité et la subtilité de l’âge adulte, jusqu’à ce que finalement les crises et les inattentions de la vieillesse annoncent ce qui sera peut-être un long crépuscule.
Au fur et à mesure que s’accroît la distance entre le premier jaillissement de sagesse de la révélation et les générations les plus tardives de croyants, l’intensité de l’expérience religieuse faiblit. L’hérésie, qui s’accompagne toujours d’appauvrissement spirituel, commence à fleurir.
L’orthodoxie, de plus en plus paralysée par ses institutions, perd son autorité intellectuelle et morale. Les préoccupations matérielles de la communauté, traditionnellement parfaitement légitimes, croissent hors de proportion aux dépens de la foi et de la moralité.
Une spirale descendante s’accélère jusqu’à ce que la religion ne devienne rien de plus qu’une source de gêne dans un monde où son discours a été corrompu par les valeurs matérielles et réduit à rien de plus qu’un support pour le sentimentalisme.
Il se peut que la chaîne de transmission entre la révélation et un certain moment, ou entre la confession métaphysique de la foi et ses implications pratiques, soit périodiquement rétablie par un saint.
Pourtant, dans un tel cas, le renversement de tendance n’est jamais complet. Dans le monde chrétien actuel, il n’est pas de saint qui, en sagesse et en douceur, puisse être comparé avec les Apôtres. Il n’est pas de gourou hindou du calibre des compagnons de Krishna. Et dans le contexte de l’islâm, ainsi que l’a dit le Prophète béni : « La meilleure des générations sera la mienne, puis celle qui suivra, et ainsi de suite. »
Entropie spirituelle : la colonne vertébrale de l’histoire. Une dialectique beaucoup plus profonde et exacte que la dialectique matérialiste des marxistes, qui voit le processus par dessous, pour ainsi dire, et l’imagine comme offrant un fondement à l’optimisme.
La religion est intensément réaliste, et pas utopique. Le millénium ne peut être façonné par les seules mains humaines, car sans la foi l’homme tendra toujours à l’égoïsme et aux conflits.
Le royaume de Dieu sur cette terre sera plutôt, ainsi que le promet toute religion révélée, un acte de grâce immérité, un âge de paix qui s’établira comme un répit dans les jours de violence qui précéderont le moment où l’histoire de l’homme approchera de sa fin.
Par conséquent la religion, quand elle est vue dans le contexte des deux Témoignages, reconnaît l’incapacité essentielle de l’homme à s’occuper de ce monde. Un contrat social fondé sur la croyance en une progression spirituelle et un jugement dernier constitue le meilleur fondement pour une société compatissante.
Chaque fois que cette croyance est forte, et c’est une chose qui devient nécessairement de plus en plus rare, alors seulement on peut espérer devenir ce que les musulmans appellent le lieutenant de Dieu, Son khalîfa sur terre.
Mais ce statut, qui est ce vers quoi nous devons nous efforcer d’aller – c’est ce pour quoi nous avons été créés – n’a jamais admis que l’homme pouvait gérer cette situation sans aide. Une aide extérieure lui est indispensable.
La disposition naturelle de l’Homme
Un philosophe musulman du Moyen Âge, Ibn Tufayl, originaire d’Espagne, a tenté de traiter ce problème à l’aide d’une parabole.
Il raconte l’histoire d’un enfant bloqué sur une île déserte et qui, sans même bénéficier du langage, grandit jusqu’à l’âge adulte.
Dans son isolement calme et idyllique, il est capable de réfléchir profondément et sans préjudice sur les signes de la nature et sur la beauté qui l’entoure.
Et il en vient à la conclusion que seule une Cause première peut être responsable de ce qu’il voit. Avec cette théologie naturelle, avec cette foi forte et toute simple, le jeune homme découvre la façon idéale de vivre dans son petit monde, un style de vie où chaque acte reflète joyeusement et spontanément son amour pour son Créateur.
Et quand enfin il est sauvé par un bateau de marins musulmans, il découvre que l’islâm n’est rien d’autre que cet élan pour vivre dans le monde qu’il avait trouvé à l’intérieur de lui.
Les deux Témoignages impliquent, par nécessité, l’existence de cette assise fondamentale de foi dans la conscience de l’être humain.
Le Coran l’appelle la fitra de l’Homme, sa « disposition naturelle », qui est d’aimer Dieu, la beauté, et toute l’humanité, et de ressentir de la répulsion pour l’égoïsme, la laideur, et le mal.
La pensée éthique musulmane part de cette hypothèse, que l’Homme est fondamentalement une créature de bonté et de foi, et que, ainsi que le Prophète l’a dit, « tout enfant naît avec sa fitra », et que le mal est seulement le produit de son environnement et de son éducation.
C’est une conséquence de ce qu’affirme toute religion, à savoir que l’Homme est créé à l’image de Dieu : la bonté est un attribut de l’Absolu, alors que le mal appartient au domaine du contingent, qui est par sa nature même impermanent.
Il n’y a de divinité que Dieu est la fondation de toute personnalité humaine. Sur cette fondation s’amoncellent les accumulations d’années de négligence et de stupidité ; pourtant, la connaissance religieuse reste une possibilité pour tous les êtres humains.
La bonté fondamentale, en ce sens, nie la doctrine chrétienne du péché originel. Pour chacun, le mal vient de son monde, non de son âme, qui vient de Dieu.
La parabole d’Ibn Tufayl montre que l’homme est, dans son état naturel, en harmonie avec Dieu et le monde créé, sur lequel lui a été conféré l’autorité. Pourtant les dures réalités du monde sont souvent totalement différentes. A l’évidence, l’homme n’est pas en harmonie avec toute chose.
Les guerres, les injustices et l’intolérance sont la règle plutôt que l’exception. L’éloignement des sources de la révélation apporte une sorte de durcissement dans l’éther spirituel ; la tyrannie devient plus fréquente que la tranquillité.
Cela ne signifie pas, cependant, que le projet religieux a échoué ; cela signifie simplement qu’il est devenu l’affaire d’individus plutôt que de sociétés. En effet, nous voyons que plus une tradition religieuse vieillit et devient inopérante, plus elle renonce à prétendre jouer un rôle déterminant pour le fonctionnement politique et social.
Sa foi en l’unité et la présence de Dieu a beau être forte, aucun croyant isolé n’a de chances de concevoir pour lui-même et pour sa société un modèle d’adoration et de comportement qui la reflète et l’affirme complètement.
En outre, la foi en un Dieu qui manifeste un intérêt total pour les affaires de Ses créatures nous conduit intellectuellement à poser quelques questions supplémentaires concernant notre relation à Lui. Comment se rapprocher de Lui et parvenir à Le connaître plus pleinement ? Quelle est la véritable nature de l’âme humaine ? Quelle est sa nature avant notre naissance, et que sera sa destinée après la mort, s’il y en a une ?
Ces questions, et d’autres, sont traitées par le second Témoignage de l’islâm : Muhammad est l’Envoyé de Dieu. En d’autres termes, il apporte un message. Il confirme ce qui a été dit par chaque prophète avant lui, et il rend parfaitement clair ce qui était inconnu avant lui. En tête de ses enseignements vient le rappel que l’univers a une cause, et que cette Cause est Une.
En deuxième lieu, il nous a rappelé que nous devons proclamer cette prise de conscience dans notre vie. Afin de rendre cela plus aisé, il nous a transmis un ensemble de pratiques dévotionnelles, dont les plus importantes sont connues sous le nom de « piliers de l’islâm », qui constituent les moyens parfaits et les plus simples pour se rapprocher de Dieu.
En troisième lieu, il nous a enseigné la volonté de Dieu concernant l’organisation de la société humaine la plus efficace selon des idées propres à créer un environnement adéquat pour le projet religieux. Ce système est appelé en arabe la sharî`a, le chemin.
En plus de tout cela, il nous a appris le monde spirituel, celui des anges, les autres mondes, et la fin des temps, l’Apocalypse annoncée par chaque religion, quand toute l’humanité sera jugée.
Muhammad est l’Envoyé de Dieu : une affirmation métaphysique, et pas historique. Les religions doivent être jugées à leurs fruits, à leur capacité à produire de la sainteté, par leur contribution à la vie spirituelle de l’humanité.
Mais accepter une religion est plus facile si ses origines dans le temps sont comprises.
Chaque foi est médiatrice d’elle-même en termes de symboles, qui tournent autour de la vie de son fondateur dont les qualités, les enseignements et les miracles ont eu un impact tellement profond sur la vie de ceux qui se tenaient en sa compagnie.
Abdul Wadûd Shalabi
A lire également :