Suite de la présentation sur Mizane.info du chapitre consacré au pèlerinage de l’ouvrage “Les secrets des piliers de l’islam” de l’imam Sha’rani, traduit par Abd al-Wadoud Gouraud (éditions I) que nous publions avec l’autorisation de l’éditeur.
Au moment où le soleil se couche, disparaissant peu à peu, les pèlerins se dirigent ensemble vers Muzdalifa. Au point de vue intérieur, ce qui disparaît, c’est la chaleur qui pèse sur les cœurs, les esprits et les âmes sous l’effet du Jugement divin et de l’exposition devant Dieu. Ils sont soulagés et heureux que les vilénies et les vices cachés de leur âme ne soient plus mis à nus ou en lumière, pour ne pas avoir à subir les réprobations de leurs semblables qui pourraient dire : « Honte à toi ! C’est avec cela que tu oses t’afficher devant ton Seigneur, Lui qui a été si Bon à ton égard ?! » Lorsque Dieu abaisse sur eux Son vêtement, les cœurs endossent les manteaux de l’épais Voile divin et se mettent à l’abri sous les boucliers du Pardon.
Les pèlerins prennent donc la direction de Muzdalifa, où ils accompliront les prières rituelles du crépuscule et de la nuit bien après la tombée du jour. Car, à ce moment-là, les dernières lueurs du soleil ont totalement disparu, et sa chaleur ne se fait plus sentir. De même, lorsque la réalité secrète du cœur est complètement revêtue de l’épais Voile divin, elle parvient aux demeures spirituelles de la Dignité (zulf) et de la Proximité (zulfâ). C’est pourquoi le pèlerin arrive à Muzdalifa la nuit tombée.
Arrivés à Muzdalifa, les pèlerins regroupent les deux prières, avons-nous dit, parce que, à ce moment-là, ils sont complètement purifiés des méfaits, grâce à la disparition de toutes les sortes de chaleurs produites par la peine et la fatigue sous l’effet du Jugement divin. En vertu de cette correspondance subtile, la tradition prophétique consiste justement à retarder la prière rituelle du crépuscule pour l’effectuer avec celle de la nuit[1]15, de façon à ce que la prière se fasse après que la pureté a atteint son apogée et que le cœur a été vidé de cette fatigue et de cette peine. C’est ce qui explique pourquoi il est recommandé et appréciable que le pèlerin fasse l’ablution majeure à Muzdalifa. Cette grande ablution est une façon de se préparer à entrer dans cette demeure élevée de la Proximité divine que représente Muzdalifa, et que seules la grâce de Dieu et Sa miséricorde permettent d’atteindre. « Ni vos biens ni vos enfants ne vous rapprocheront (zulfâ) de Nous ».[2]
L’enceinte sacrée et Mina
Les pèlerins passeront la nuit à Muzdalifa. Lorsqu’apparaît la lumière de l’aube, ils font halte en un lieu appelé al-mash‘ar al-harâm à Muzdalifa,[3] jusqu’au moment où le soleil est presque levé. On a là encore un symbole de la réalité secrète du cœur qui trouve la fraîcheur du Pardon et la douceur du Voile divins lorsqu’elle est purifiée et installée au campement de la Proximité. Elle regarde alors les lieux sacrés ou interdits (mahârim) de Dieu, et elle L’invoque et se souvient de Lui, quand Il ordonne ou quand Il proscrit. C’est l’une des meilleures invocations que la réalité secrète du cœur puisse faire. Car lorsqu’elle se souvient de Son commandement et de Sa prohibition, elle ressent en elle et prend conscience (sha‘arat) du sacré et de l’interdit. Ce rappel de Dieu se fait donc dans un moment de conscience et d’émotion du cœur, afin qu’il ne soit pas profané ou souillé après avoir été purifié. C’est la raison pour laquelle cette halte à al-mash‘ar al-harâm se fait après Muzdalifa.
Les pèlerins s’élancent ensuite vers Mina, en accélérant le pas dans la vallée nommée Batn Muhassar. Au point de vue symbolique et intérieur, lorsque la réalité secrète du cœur se rappelle à al-mash‘ar al-harâm de l’ordre de Dieu et de Son interdiction, pendant qu’elle y est sensible, elle fuit alors les interdits divins et s’enfuit pour ne pas tomber dedans, interdits qui sont symbolisés par Batn Muhassar où les pèlerins doivent passer rapidement, car le cœur fuit les interdits divins quand il s’en souvient, et il regrette (yatahhasaru) d’avoir pu en enfreindre certains.
Après cela, les pèlerins iront lancer des cailloux sur la grande stèle (jamara), celle de ‘Aqaba, en visant en bas de celle-ci. Car l’emplacement des regrets se trouve en bas dans la réalité secrète du cœur. Le pèlerin effectue ce jet de cailloux après avoir quitté prestement Batn Muhassar : ressentant en lui le rappel des interdits divins, le pèlerin les fuit et éprouve des regrets, il se souvient alors de celui qui l’a poussé à enfreindre les interdits et à désobéir à Dieu ; il le voit avec la réalité de son cœur : c’est Iblis, le Diable ! Alors il le lapide. Iblis accompagne les interdits divins, il ne s’en sépare jamais. À travers ce rite de la lapidation des stèles, le pèlerin renvoie symboliquement à Iblis ses suggestions qui sont des braises (jamarât) de la Géhenne et, quand le pèlerin, au fond de son cœur, les rejette sur le Diable, elles le brûlent. C’est la colère de Dieu qui inspire la colère du pèlerin contre Iblis. La colère aussi est une braise qui peut s’enflammer. Voilà pourquoi ces stèles à Mina sont appelées jamarât (braises).
Par la suite, le pèlerin accomplit le rite du sacrifice. En effet, au point de vue intérieur, lorsqu’il jette ses braises au visage d’Iblis, il se rappelle ce qui, en son âme, peut accueillir l’inspiration diabolique : ce sont les éléments bestiaux en elle, qui sont incapables de savoir quelle est l’intention des suggestions du Diable. Celui-ci réussit ainsi à tromper l’homme à cause des éléments imbéciles qu’il porte en lui. Le pèlerin purifie donc, à travers le sacrifice d’une bête, ces caractéristiques particulières de sa nature, afin d’acquérir intelligence et sagacité.
Puis, le pèlerin coupera totalement ses cheveux ou les raccourcira. Car, lorsque le pèlerin fait couler, pour Dieu, le sang psychique de la nature bestiale qu’il porte en lui, afin de réduire la marge de manœuvre de l’Adversaire,[4] il rompt par là les liens qui le rattachent à ce dernier du fait de ses caractéristiques bestiales. Ces liens, ce sont les toupets sur lesquels, d’après la tradition, le Diable s’assoit lors des nuits d’insouciance où l’homme oublie Dieu et pendant le sommeil de la vie présente. « Tu vas passer une longue nuit ! », dit à ce moment-là le Diable, sous-entendu : « Tu vas vivre longtemps, tu peux donc poursuivre tes ambitions ! » Lorsque le pèlerin tranche ces attaches en son cœur, il se protège contre Iblis en raccourcissant le toupet par lequel ce dernier l’asservit. Après cela, il ne lui reste plus qu’à accomplir le rite conclusif des circumambulations dites du « Déferlement » (ifâda[5]) lorsque les pèlerins redescendent vers la Demeure Antique.
Les circumambulations de la Redescente
Le pèlerin se dirige alors vers La Mecque pour y accomplir les circumambulations de l’Ifâda, tout comme la réalité secrète du cœur, une fois déliée des carcans, se dirige, libre, vers la maison de son Seigneur, pour y tourner autour. Puis, il retourne à Mina, où il passe deux ou trois jours, afin de terminer la lapidation des stèles et l’abattage rituel pendant les jours de tashrîq.[6] Intérieurement, lorsque la réalité secrète du cœur, entraînée par le déferlement de sa liberté retrouvée, tourne autour de la demeure, elle ressent le besoin de revenir à sa vie normale et aux pratiques autorisées (mubâhât), qui lui avaient été interdites du fait de l’état de sacralisation imposé par le pèlerinage. Elle retourne donc à Mina afin d’aller jusqu’au bout en effectuant complètement la lapidation des stèles. Or, lorsque l’âme individuelle reprend sa vie normale avec ses pratiques autorisées après le pèlerinage, elle souhaite aussi revenir aux usages interdits. Il faut donc que le pèlerin aille jusqu’au bout lui aussi en immolant sa propre âme, et qu’il lapide, l’une après l’autre, les deux stèles restantes, et ce, afin de réaffirmer la nécessité de contraindre l’âme avec les rênes de la piété spirituelle quand elle retourne dans sa patrie que constitue la vie normale.
Abd al-Wahhab Sha’rani
Notes :
[1] C’est ce qu’on appelle jam‘ ta’khîr.
[2] Coran, 34 : 37.
[3] Expression qui peut se traduire par le « lieu rituel sacré ou interdit » mais aussi par « l’émotion sacrée ». Étymologiquement, la racine SH ‘ R implique la notion de « conscience ».
[4] Allusion au hadith : « Le Diable circule en l’être humain comme le sang dans le corps. »
[5] « Il ne nous paraît pas possible de rendre de manière satisfaisante en français, au moyen d’un seul terme, le sens de l’arabe ifâda. L’image qu’il évoque est celle d’un fleuve jaillissant et se répandant brusquement de l’Océan des Eaux célestes, qui, en quelque sorte, déborde en lui et épanche, en les diversifiant, toute la surabondance de ses effluves bénéfiques. Sur le plan rituel, l’ifâda désigne la descente des pèlerins, depuis ‘Arafa jusqu’à la Ka‘ba de La Mecque, avec les étapes et les rites particuliers qu’elle comporte, notamment à Muzdalifa et à Mina. L’image utilisée est donc parfaitement adéquate, car c’est en vérité un fleuve de grâce que cette foule purifiée, pardonnée et bénie, qui déferle vers Muzdalifa aussitôt après le coucher du soleil, à l’horizon de la plaine de ‘Arafa, assurant par son mouvement même la revivification annuelle de la communauté islamique tout entière. (…) Voyant la hâte dans laquelle se déroulait l’ifâda, le Prophète dit, tenant sa main droite levée : “Ô hommes ! La Sakîna ! La Sakîna !” Cette parole, outre son sens occasionnel, montre que c’est bien réellement la Présence divine elle-même, Sa Puissance providentielle et Sa Paix qui accompagnent, dans toutes ses phases, la redescente des pèlerins » (Charles AndréGilis, La doctrine initiatique du pèlerinage, Al-Bustane, Paris, 1994, pp. 238-239).
[6] Litt. « dessication de la viande ». Nom des 11e , 12e et 13e jours de dhu al-hijja, appelés « jours de séchage de la viande » parce que les pèlerins doivent accomplir le sacrifice d’un animal, marquant la fin du pèlerinage. La racine SH R Q indique également la notion de lumière, qui donne ainsi les termes « orient » (mashriq) et « illumination » (ishrâq).