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Sofiane Meziani : «La présence musulmane conduit le système français à interroger les fondements de la démocratie»

Quels sont les ressorts de la tension créée et entretenue entre une certaine idée de la France et les musulmans qui la compose ? Pour l’intellectuel et essayiste Sofiane Meziani, fondateur de l’académie L’Olivier, la réponse passe par l’investissement du champs éducatif et par la diffusion du sens de l’esprit qui fait cruellement défaut à notre époque. Il s’en explique dans un préambule extrait de son livre Le défi du sens publié aux éditions Albouraq en 2015, à lire en exclusivité sur Mizane.info.

Tentons, en préambule, par le biais d’un petit détour historique – non exhaustif – de rendre intelligible la tension qui sévit entre la France et les adeptes de l’Islam, avant de risquer une réflexion sur la société et l’homme du XXIe siècle qui, peut-être, nous permettra de mieux saisir, en amont, les enjeux de notre époque.

Quand les premières générations musulmanes ont immigré en France, pour des raisons économiques essentiellement, elles ont vécu un bouleversement culturel relativement important. Les mœurs libérées de la terre d’accueil remettaient en cause les principes traditionnels des immigrés, lesquels ont presque naturellement adopté une posture réactionnaire, autrement dit, une sorte d’instinct de survie spirituelle pour se protéger de cette « liberté » déroutante qui semblait menacer leurs valeurs morales et spirituelles.

Cette crispation s’est particulièrement accentuée après les événements de mai 68, ce moment à la fois crucial et décisif de l’histoire qui a vu naître un mouvement philosophique complexe en rupture avec la pensée classique de Platon à Hegel et particulièrement incarné par des penseurs comme Derrida, Foucault, Deleuze dans la droite ligne de Marx, Nietzsche, Freud et Heidegger.

C’est l’époque de la « déconstruction », de la « dissonance » ; un phénomène culturel qui enthousiasmait les jeunes par sa dimension bohème, anarchiste, révolutionnaire et, somme toute, anticonformiste.

La pensée 68, pour reprendre la formule de Ferry et Renaut, veillait à émanciper la conscience collective des conventions bourgeoises et de la morale religieuse : ce fut l’heure de la libération des mœurs, de la suppression du cadre et des règles. Une seule subsistait cependant : « il est interdit d’interdire ».

Notons au passage que ce mouvement a fait l’objet d’interprétations diverses du fait des mécanismes complexes qui le sous-tendaient. L’atmosphère 68 a sans doute poussé les musulmans immigrés à se recroqueviller, voire à se contracter dans des normes rigides pour résister à l’esprit libertaire du moment 1.

Il fallait établir un bouclier normatif ferme, fortifier le corps juridique de l’Islam pour empêcher la permissivité assaillante de la société d’affecter leur spiritualité. La rencontre s’est donc effectuée dans un rapport de force : la France réagissait à la norme et à la visibilité religieuse dont elle venait de s’affranchir après des siècles de luttes et de conflits sanglants et les musulmans résistaient à la culture permissive, libérée de la morale religieuse, de la France.

Ce rendez-vous problématique avec la société française fit constater au chercheur Philippe d’Iribarne que « on a affaire en fin de compte à un processus auto entretenu : l’accueil reçu incite à prendre de la distance par rapport à la société française et les comportements nés de cette prise de distance provoquent des réactions peu accueillantes. » Voilà, sans doute, l’une des explications les plus plausibles de cette tension.

Toutefois, il s’agit ici d’une explication apparente, le problème étant certainement bien plus profond. Aussi, faut-il prendre le temps de la réflexion et de la compréhension pour éviter tout engagement réactionnaire et éparpillé à l’heure de la dictature de l’urgence et de l’immédiat, laquelle nous force en permanence à nous exciter sur les réseaux sociaux à la moindre injustice et ainsi à dilapider notre énergie tous azimuts.

Prendre donc le temps de l’analyse, c’est d’abord éviter de faire l’économie de la complexité du terrain, c’est renouer avec la profondeur, l’efficacité et, surtout, la vision à long terme.

Cette prise de distance commence par un travail de filtrage du flux d’informations qui circulent abondamment sur internet et dans nos boîtes mails et qui dispersent notre esprit façon puzzle. Car l’hyper-information tue l’information et favorise la gesticulation superficielle davantage que l’action profonde. En étant informé sur tout, on finit par n’être présent nulle part.

Dans cette excitation permanente, nous n’avons plus affaire à des acteurs mais à des gesticulateurs.

Ainsi, ce temps de réflexion distanciée offre le mérite de recentrer les choses, de concentrer notre esprit sur une vision précise et ainsi nous mettre à l’abri de la confusion, du bruit, et du gigotement. Il s’agit, plus clairement, de dissiper ce brouillard intellectuel qui aveugle l’action.

Bien entendu, l’entreprise n’est pas aisée, car cette brume constituée d’un amas d’idées confuses, sibyllines est épaisse, givrante, et provoque en permanence de véritables collisions dans la société. Ce livre se veut donc être une méditation sur la vie moderne, une réflexion, sans notes de bas de page, sur l’homme du XXIe siècle.

Le problème de la France, en réalité, n’est pas l’Islam. On le sait. Et ceux qui en font un problème le savent aussi. C’est un prétexte, tout simplement, qui feint d’ignorer le mal-être profond qui habite la société ; autrement dit, c’est l’arbre qui cache la forêt.

L’islamophobie, et le racisme de manière générale, ne sont que les symptômes apparents, parmi tant d’autres d’ailleurs, d’une démocratie en déficit.

Plus profondément, il s’agit d’un acte de résistance à la mutation efficiente d’une société qui semble prendre de nouvelles couleurs, qui change de visage, de physionomie. La bouc-émissairisation de l’Islam relève donc d’une véritable tartufferie politique.

La présence musulmane, au fond, conduit le système français à interroger les fondements de la démocratie et par conséquent les frontières du corps politique. Aussi, réduire cette présence culturelle à un simple problème sociologique c’est un peu faire l’économie de la richesse que contient cette communauté de foi.

La présence musulmane en France est en effet riche d’interrogations : sa culture vient questionner le système démocratique, notamment l’un des aspects fondamentaux de la démocratie moderne, celui de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et le conduire, en conséquence, à une réflexion plus amont, à un regard nouveau et affranchi de la vision chrétienne de la société et de la religion, qui certainement permettra, osons l’affirmer, d’amender l’agencement de la société.

D’autant que, précisons-le, le message de l’Islam est parfaitement compatible avec l’organisation de la séparation des pouvoirs qui caractérise le système politique français.

Les musulmans par leur présence culturelle, plus clairement, posent des questions de fond en termes de sens et de liberté à la démocratie française, lesquelles sont malheureusement restées sans réponses, voire contournées par des attaques virulentes à l’encontre de l’Islam nourries d’une lecture trop confortable de l’histoire du rapport de la France à la religion chrétienne.

Aborder l’Islam sous l’angle du christianisme, c’est faire fi des nuances et de la complexité qui distinguent profondément la religion de Muhammad de celle de Jésus, distinction qui devrait susciter de nouvelles interrogations critiques plutôt que des équations sociologiques simplistes et pour le coup fallacieuses, surtout à l’heure de l’inquiétude économique, laquelle contribue chaque jour à nourrir les peurs, les fantasmes et le rejet de l’autre.

À ce titre, gardons à l’esprit les leçons du passé : le nazisme naît essentiellement dans une atmosphère de crise économique et nul besoin ici de rappeler les conséquences dramatiques engendrées par cette idéologie xénophobe.

L’histoire semble se répéter mais avec un visage différent : si la crise des années 30 a favorisé l’émergence d’un racisme scientifique, pour reprendre la distinction de Michel Wieviorka, fondé sur l’infériorité et la hiérarchie biologique, à l’origine de la seconde guerre mondiale, celle qui sévit particulièrement depuis 2008 semble nourrir plutôt un racisme culturel basé sur la différence, la langue, la religion.

Alain Touraine.

Conséquence : pas de conclusions hâtives, je ne crois pas en une troisième guerre mondiale. Mais ce repli communautaire marque la fin du social : « Les majorités qui se sentent menacées, constate Alain Touraine, et les minorités qui veulent conserver ou renforcer leur identité se renforcent mutuellement dans leurs orientations conflictuelles, en sorte que la citoyenneté n’est plus un cadre d’intégration sociale mais un enjeu de combat. »

N’ayant plus de foi ni d’espoir en une action collective, on pourrait de ce fait parler d’une crise de la société bien plus que d’une simple crise économique.

Comme le remarque le sociologue Alain Touraine, partout autour de nous on voit s’affirmer, dans un contraste patent, à la fois des cultures communautaristes fondées sur l’homogénéité et l’élimination des minorités et la progression d’un individualisme consommateur, facteur de désocialisation.

Faut-il donc encore parler de société là où triomphent l’individualisme antisocial et le communautarisme  ? Plus encore, là où la politique devient médiatique et manipule des images plus que des réalités ?

En effet, le capitalisme bureaucratique qui régit ce que Castoriadis appelle «  l’imaginaire social institué  », c’est-à-dire les entreprises et l’ensemble de la vie sociale, tend à détruire les lieux traditionnels de socialisation et d’association, ou bien à en faire des coquilles vides.

L’impuissance du pouvoir politique et économique à faire face aux grands problèmes de la société, du fait d’une crise de la connaissance et de la réflexion, marque certainement la fin d’un modèle.

Il faut donc tenter de comprendre en amont cette transition qui, inéluctablement, ne se fera pas sans une modification structurelle du sujet humain. L’enjeu est donc de taille : il s’agit de repenser l’éducation de l’individu.

Les musulmans, en tant que porteurs de sens et de valeurs universelles – qui, au fond, sont celles qui participent de l’identité française réelle – doivent ainsi participer activement à l’élaboration d’un véritable projet éducatif global dans cette mutation profonde de la société pour assurer une existence individuelle et collective sereine et épanouie.

Car l’islamophobie, le racisme, le populisme ne sont au fond que les réactions symptomatiques d’un problème bien plus profond encore une fois.

Ce que nous vivons au fond c’est une crise du sens, laquelle est en train de signer, répétons-le, l’agonie d’un modèle de société ridé et essoufflé. Toute la première partie du livre portera justement un regard critique sur cette crise et ses conséquences sur la vie de l’homme moderne.

Car combattre le racisme, les discriminations, c’est bien ; mais qui mène la résistance contre les illusions les plus aveuglantes de notre époque en matière de bonheur et de liberté ?

On se bat pour que les droits de chacun soient respectés et c’est une bonne chose, mais aujourd’hui il faut surtout se battre pour protéger ce souffle intérieur menacé en permanence par la logique du capitalisme ravageur, ce souffle qui fait sens, qui donne sens à notre existence.

Il faut se battre pour l’épanouissement intérieur de l’individu au cœur de la tyrannie de la performance, de la rentabilité.

Parce qu’on dépense une force considérable dans un combat pour une liberté extérieure en réclamant sans cesse nos droits civils et sociaux, non sans raison bien entendu, mais qu’en est-il de notre liberté intérieure, la véritable liberté ?

Nous avons aujourd’hui affaire à une forme d’esclavage, plus dangereuse, qui détruit l’individu de l’intérieur en entretenant une illusoire liberté extérieure.

L’homme est libre à l’extérieur mais sous les fers de l’illusion à l’intérieur. On n’a pas aboli l’esclavage au demeurant ; on lui a juste donné une autre forme, un nouveau visage, plus attrayant. Plus périlleux.

À l’époque, les esclaves subissaient des supplices physiques sans pour autant que cela n’affectât leur espace intérieur. L’esclave moderne, lui, est sans cesse en proie aux souffrances psychiques, neuronales, à la dépression. Au suicide. Il est rongé de l’intérieur.

Plutôt donc que de dépenser une énergie folle et stérile à polémiquer sur des points de divergence d’ordre juridique, à se disputer presque vainement la représentativité des musulmans, à s’exciter avec une facilité déconcertante au moindre fait divers touchant la communauté musulmane, à la moindre provocation, à faire la comptabilité des actes racistes sur les réseaux sociaux, il faudrait penser à relever ce défi majeur, celui du sens et plus particulièrement de l’éducation.

Car la communauté musulmane est en train de perdre ses repères en se dispersant dans tous les sens : l’esprit de controverse s’est ainsi substitué à l’amour de la vérité. On n’apprend que pour le simple plaisir de démonter, d’anéantir.

Désormais, dans le puits du savoir, on ne cherche pas à étancher une soif de connaissance, à se purifier, mais à se ressourcer d’arguments de neutralisation intellectuelle. Dans le Jardin des vertueux, par exemple, on cueille les sagesses prophétiques non pour s’en imprégner mais pour démonter et surprendre son interlocuteur.

Cette tendance à rivaliser en hadiths (tradition du prophète) et versets du Coran, en paroles et noms de savants, reflète la médiocrité intellectuelle dans laquelle est en train de sombrer la communauté musulmane.

C’est pourquoi il faut recentrer les choses, en laissant de côté les détails et les sujets de divergences, et axer nos discours essentiellement sur la question du sens. Car à force de verbiages stériles et de polémiques sans fin, le message de l’Islam a été dépouillé de sa substance spirituelle. On en a fait une coquille vide.

L’éducation doit être au cœur de notre engagement, au centre de nos préoccupations. Il faut cependant nous entendre sur une chose : il ne s’agit nullement de réduire l’éducation à la transmission de savoirs théoriques ou à l’acquisition de compétences socioprofessionnelles, loin s’en faut.

Il est question, pour reprendre une formule rousseauiste, « d’apprendre à vivre », d’enseigner l’art de mener une vie où se conjugue lucidité et sensibilité, où s’accorde sérénité et intensité, où, très clairement, comme le note joliment Edgar Morin, se mêle un tissu de prose et de poésie.

La réforme ne se fera pas uniquement en redéfinissant éternellement les concepts théologiques et juridiques, mais surtout en diffusant l’énergie spirituelle du message de l’Islam, c’est-à-dire, la part poétique de la sagesse du Prophète pour faire face à l’aspect prosaïque de l’existence humaine.

Notre société de manière générale a besoin, en effet, à l’heure où le totalitarisme de la vitesse oppresse l’individu, de diffuseurs de sens et d’énergie spirituelle, non pas de constructeurs de concepts abstraits.

L’accélération sociale a de façon considérable changé notre rapport au monde, plus précisément, notre façon d’interagir avec le monde, ce qui n’a pas été encore une fois sans une restructuration, voire une déstructuration de l’âme humaine.

C’est pourquoi, répétons-le, il faut repenser l’éducation car, comme l’avait déjà pertinemment remarqué Malek Bennabi, le problème relève davantage de l’efficacité de la foi (devenue une « idée morte » et sans réel impact dans le quotidien du croyant tout aussi victime que le non croyant des illusions les plus frappantes de la modernité) que de l’authenticité de la compréhension de l’Islam.

Il est, par ailleurs, regrettable de voir que le champ du discours et de la réflexion dans la communauté musulmane se soit réduit à la question de l’islamophobie et de la Palestine. Comme si les musulmans ne savaient parler que d’Islam et étaient, indirectement, invités à se taire sur ce qui ne les touche pas directement.

Aussi faut-il refuser de se laisser confisquer la réflexion sur les grandes questions contemporaines qui préoccupent notre monde, car elles ne sont le monopole de personne, et dépasser les frontières intellectuelles à l’intérieur desquelles se sont cantonnés les musulmans.

Il faut, plus clairement, bouleverser les codes dans la communauté musulmane, en abordant des sujets qui ne sont pas formellement islamiques ou directement liés aux musulmans et qui participent de l’avenir de notre société et de notre humanité en général.

Autrement dit, il faut repenser et redéfinir les termes d’un discours plus ouvert sur le monde et, surtout, moins sclérosé et cantonné à des problèmes communautaires.

C’est d’ailleurs l’un des objectifs qui anime l’ouvrage que j’ai coécrit avec Abderrahim Bouzelmate, De l’Homme à Dieu, voyage au cœur de la philosophie et de la littérature. Un nouveau monde est en train de naître, qui appelle à soulever de nouvelles interrogations, et à relever de nouveaux défis et surtout à repenser notre rôle et les termes de notre engagement dans la cité.

Aussi, faut-il cesser de réduire l’Islam à un régime alimentaire axé sur la viande halâl ou à une mode vestimentaire centrée sur le foulard, ou, plus encore, à une banque de fatâwas (avis juridiques) ayant pour seul but d’aménager confortablement le quotidien des musulmans, et veiller plutôt à libérer l’oxygène spirituel qu’il contient pour apporter un nouveau souffle à cette société tendue et désorientée.

En effet, pour faire face à la dépression qui caractérise l’époque moderne, il faut cultiver en chaque individu, le goût de l’exil spirituel, du silence et de la méditation, de la solitude et de l’authenticité. D’ailleurs le terme dhawq (goût) est une notion centrale dans la mystique musulmane. Car ce qui distingue une foi efficace d’une foi inopérante c’est bien le goût.

Il y a ceux qui disent le Tawhîd (Unicité de Dieu) avec la langue et ceux qui goûtent au témoignage de l’Unique avec le cœur. En effet, le discours de celui qui connaît seulement théoriquement les Noms de Dieu ne sera jamais aussi pertinent que celui qui a goûté pratiquement à la Proximité Divine.

Il s’agit, au fond, de redonner à chaque homme le goût de vivre pour que la société renoue avec le sens de l’harmonie car Dieu ne réforme pas l’état d’un peuple tant que chaque individu qui le constitue ne réforme pas ce qui est en eux-mêmes. Cette Parole Divine nous montre à quel point l’éducation est le principe fondamental de tout projet de réforme.

Sofiane Meziani

Notes :

1. Notons au passage que certains autres musulmans ont à l’inverse succombé à cette « liberté » en substituant le mode de vie et la culture occidentale à leurs principes et valeurs traditionnels.

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