Spinoza.
Baruch Spinoza est un philosophe emblématique de la renaissance des idées européennes au 17e siècle. On connait moins les racines et l’influence que le judaïsme et en particulier la Kabbale ont exercées sur sa pensée et ses idées. Ecrivain, enseignant et conférencier, Sofiane Meziani nous présente sur Mizane.info les grandes lignes de cette influence et de quelle manière Spinoza a sécularisé cette inspiration au service d’un projet philosophique orienté vers l’immanence.
La philosophie et la religion ont souvent été les principaux recours des âmes angoissées surtout depuis que le XXe siècle a fourni la preuve que les sciences et les techniques pouvaient se retourner contre l’être-humain lui-même.
Il faut reconnaitre que l’échec de la science et de la technique qui n’ont pas su se montrer à la hauteur de leur prétention, celle de garantir le paradis sur terre, explique l’attrait exercé depuis plusieurs décennies par la philosophie et la religion.
Désabusé par l’idée même de progrès, l’individu moderne semble éprouver le vif besoin de redéfinir le sens de l’existence humaine, de reposer les questions que la science ne semble pas avoir résolues, celles qui concerne la vie bonne.
En effet, comment expliquer le délabrement psychologique des individus modernes dans un monde aussi matériellement confortable que le nôtre ?
C’est cet état psychologique qui s’apparente à celui d’Ulysse sur l’île de Calypso qui conduira bon nombre de personnes à renouer avec la philosophie et la spiritualité afin de disposer de nouvelles ressources intérieures.
C’est cela sans doute qui explique, en partie du moins, le regain d’intérêt pour une philosophie comme celle de Spinoza.
Il n’est nullement exagéré d’affirmer que le moment Spinoza marque un tournant révolutionnaire dans l’histoire de la philosophie et plus encore qu’il est le principal artisan de la modernité entendue comme processus de rationalisation et de sécularisation du monde.
Sagesse et système, les deux faces de Spinoza
Le projet philosophique de Spinoza, tel que formulé dans ses deux principaux ouvrages, L’Éthique et le Traité théologico-politique, consiste à libérer les individus de la superstition et de l’Autorité religieuse, afin de mener une existence selon la lumière naturelle, seule façon d’accéder au bonheur véritable.
Certain ont cru y voir un substitut philosophique à la religion, un moyen rationnel de faire l’expérience d’une spiritualité sans passer par les contraintes de la religion, ce qui parfois donne lieu à un spinozisme de convenance.
Cet engouement de certains philosophes matérialistes comme Compte-Sponville pour le spinozisme s’expliquerait par le fait que Spinoza réussit, comme le souligne Robert Misrahi, la synthèse, apparemment paradoxale, entre le Système et la Sagesse :
« Ce qui nous paraît donc être la caractéristique centrale ou le cœur du spinozisme est le fait que Spinoza (l’homme et sa pensée) incarne la plus parfaite des définitions de la philosophie : celle-ci est un système conceptuel du monde permettant l’établissement et la fondation solide d’un chemin de vie, c’est-à-dire d’une éthique qui soit une sagesse, Spinoza sait réunir philosophie et sagesse dans une seule démarche et celle-ci est le déploiement de la connaissance au service non pas de la connaissance mais au service de la vie. Encore faut-il que cette vie désirée soit une vie de liberté et de sérénité : c’est à ce titre que la philosophie, conçue comme éthique réfléchie, est une sagesse. »1
S’agit-il véritablement de synthèse ? Ou est-ce plutôt le signe d’une ambivalence ?
L’œuvre de Spinoza porte l’empreinte d’un tiraillement intérieur lié à la complexité des phénomènes dont il était témoin.
Éliane Amado fait remarquer à juste raison que la pensée de Spinoza est marquée par une ambiguïté, une « hésitation masquée », qui constitue le moteur du spinozisme et qui justifient pourquoi on a cru voir dans le spinozisme tantôt du rationalisme pur, tantôt du mysticisme.
Dès lors, une question se pose : devons-nous admettre que le système de Spinoza est fondé sur cette double tendance ?
Éliane Amado semble adhérer à la thèse selon laquelle les principaux thèmes du spinozisme se développent, par rapport à la tradition, selon le schème d’un acquiescement restrictif.
Et c’est cet acquiescement restrictif que nous voulons interroger : y-a-t-il une concession de nature religieuse dans le rationalisme de Spinoza ?
L’enjeu d’une telle interrogation est de comprendre le processus de sécularisation qui caractérise le monde moderne et dont Spinoza en est la principale figure.
Et pour apporter une réponse pertinente, il faudrait, comme l’affirme Brykman, relire l’œuvre de Spinoza à la lumière de sa judéité.
En effet, tout aussi déterminant que le climat culturel atypique de la Hollande du XVIIe, il y a le milieu confessionnel dans lequel Spinoza a évolué : les marranes.
Ces derniers étaient des crypto-juifs d’origine hispanique qui, pour la plupart, avaient fui la Péninsule ibérique durant l’Inquisition espagnole (1492) et ensuite portugaise (1536) pour trouver asile dans certains pays comme la Hollande.
Baptisés de force et contraints de vivre leur judaïsme secrètement tout en feignant d’être catholique pour ne pas être broyé par la monstrueuse machine inquisitoriale hispano-portuguaise, ces crytpo-juifs, que les Catholiques surnommèrent « marranes » (étymologiquement en espagnol, il signifie « porc » ; il proviendrait aussi du mot arabe « mahram » qui signifie interdit »), ont fini par être presque totalement coupé de leur univers de références religieuses, donnant ainsi lieu à une pratique pour le moins hétérodoxe.
Cecil Roth affirme en ce sens : « Coupé de ses racines, privé même du soutien de la littérature, le marranisme ne pouvait pas préserver dans son intégralité la tradition juive. »2
Par ses traits historiques, la religion des Marranes pouvait se définir comme un « judaïsme potentiel », pour reprendre l’expression de Révah.
Les influences marranes de Spinoza
Au fond, les froides démonstrations de l’Éthique témoignent paradoxalement de brûlantes tensions intérieures qui habitent cet homme juif excommunié appartenant à une communauté déchirée par une véritable crise identitaire.
C’est ce tiraillement intérieur caché sous le masque de la géométrie que nous voulons mettre en exergue.
Il n’est pas question d’enfermer Spinoza dans le marranisme ni de nier les autres éléments qui ont influencé la pensée de Spinoza qui est en réalité le produit d’un bouillonnement culturel propre à la Hollande du XVIIe siècle.
L’arrière-plan intellectuel de la pensée spinoziste est bien plus complexe et nuancé que l’idée selon laquelle il serait un pur produit du cartésianisme.
L’intérêt de souligner la dimension marrane du spinozisme a l’avantage de montrer que la question de la religion est souvent d’abord le problème d’une expérience personnelle qui se traduit malencontreusement par des considérations philosophiques d’ordres générales, ce qui donne lieu à de graves confusions et à de terribles raccourcis qui nourrissent le Traité Théologico-Politique, comme le remarquera Henry Méchoulan.
Ceci dit, la question qui nous préoccupe est la suivante : en quoi la philosophie de Spinoza a-t-elle quelque chose de « spirituel », pour ne pas dire « mystique » ?
J. Segond, dans son original et profonde biographie qu’il consacre à Spinoza, perçoit en ce dernier la chaleur d’une âme « ivre de Dieu » qui se cache derrière le voile des propositions froides.
En effet, les grands thèmes de l’Éthique rappellent ceux de la mystique qu’elle soit juive ou musulmane : l’immanence divine, la distinction de l’âme et de l’esprit, la domination des passions, l’amour de Dieu ou encore l’extase ou la béatitude éternelle…
Nous spécifions bien « mystique juive » pour bien distinguer – même si les choses ne sont pas aussi schématiques – le judaïsme « exotérique » (celui du rabbin Morteira qui désapprouva Spinoza) du judaïsme « ésotérique » qui est souvent considéré comme un courant hérétique par l’orthodoxie juive.
Ceci dit, nous sommes tenté d’affirmer d’emblée que la panthéisme de Spinoza est une forme de kabbalisme sécularisé.
Une telle interprétation risque évidemment de heurter la sensibilité matérialiste de certains interprètes sérieux de l’œuvre de Spinoza.
Si, en effet, les principaux indicateurs sur lesquelles nous nous appuyons pour soutenir notre thèse relèvent essentiellement d’éléments biographiques, il n’en demeure pas moins que dans l’appareil conceptuel de Spinoza on trouve une influence kabbalistique notamment dans sa notion de « substance » ou plus clairement dans son monisme ontologique.
En 1699, paraît une étude de J. G. Wachter sur le spinozisme dans lequel il démontre que le système panthéiste de Spinoza découle de sources kabbalistiques, et notamment des écrits d’Abraham Herrera.
Il est vrai, comme le rappelle Gershom Sholem, que la Kabbale s’est largement répandue en Espagne durant le XIVe siècle et a ensuite pris, au lendemain de l’expulsion, un ton messianique :
« Le profond bouleversement de la conscience juive engendré par la catastrophe (l’Inquisition) fit tomber la kabbale dans le domaine public. Bien que largement répandue au cours des générations précédentes, elle restait réservée à une certaine élite qui ne sortait que rarement de sa tour d’ivoire. (…) De même, il faudra attendre cette époque pour que l’esprit eschatologique, qui prévalait chez certains en Espagne, soit associé à l’orientation fondamentale de la kabbale. Avec l’expulsion, le messianisme fit partie intégrante de la kabbale. »3
Geneviève Brykman va dans le même sens en affirmant que : « Au XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui s’expatrient dans les colonies portugaises, comme le fera du reste un jeune frère de Spinoza. Des compensations sont également trouvées, quelquefois, dans le mysticisme ou dans des tentatives pour remédier immédiatement (c’est-à-dire sans attendre un Messie) à un état de chose insoutenable. A partir de 1492, les mouvements mystiques et la Kabbale, qui sont un peu « le romantisme » de la religion juive, présentèrent un regain d’intérêt. »4 5
Issu justement du milieu marrane, Spinoza a eu accès aux écrits et aux idées kabbalistiques, d’autant que parmi les rabbins de sa communauté à Amsterdam se trouvait un kabbaliste, Menasseh ben Israël, dont il possédait un ouvrage dans sa bibliothèque, L’espérance d’Israël.
Brykman affirme très clairement que Spinoza a eu le privilège d’être initié à la kabbale par Menasseh et que ce dernier discernait en le jeune philosophe un esprit exceptionnel.5
C’est aussi ce qu’atteste J.Segond dans sa biographie sur Spinoza.6
Moins certain, Steven Nadler émet toutefois l’hypothèse selon laquelle, même s’il est impossible que Spinoza ait suivi les cours de ce rabbin à l’école Talmud Torah, cela n’empêche qu’il aurait pu lui servir de mentor intellectuel informel ou qu’il aurait bien pu appartenir à son cercle et conclut qu’il est fort probable que, compte tenu de divers éléments tangibles, Menasseh joua un certain rôle formateur dans le déploiement des horizons intellectuels de Spinoza.6
La filiation kabbaliste de la pensée de Spinoza
Ceci dit, on trouve aussi dans son œuvre quelques indices d’une inspiration kabbaliste.
Contrairement à ce qu’affirme Elie Benamozegh, Spinoza ne tenait pas que des paroles respectueuses à l’égard de la kabbale, il lui arrive dans le TTP (chap. IX) de se montrer virulemment critique vis-à-vis de cette tradition mystique juive :
« J’ai lu aussi quelques Cabalistes et pris connaissance de leurs billevesées : je ne me suis jamais assez étonné de leur démence. »7
Mais cela ne veut aucunement dire qu’il n’en a pas subi l’influence.
Dans la deuxième partie de l’Éthique, à la scholie de la proposition VII, Spinoza après avoir rappelé l’unité de la substance pensante et de la substance étendue, ajoute :
« C’est ce que quelques Hébreux semblent avoir vu comme à travers un nuage. Je veux dire ceux qui admettent que Dieu, l’entendement de Dieu et les choses dont il forme l’idée, sont une seule et même chose. »8
Prenant le contre-pied de son maitre M.Saisset, Elie Benamozegh y voit une allusion claire à la kabbale.9
Mais, pour ceux dont le jugement est encore flottant, Benamozegh apporte un autre indice presque irréfutable qui témoigne des racines kabbalistiques du système spinoziste.
En effet, dans une lettre en réponse à Oldenbourg, Spinoza affirme :
« Mais pour vous dire toute ma pensée sur les trois points que vous avez marqués, je ne cacherai pas, en ce qui touche le premier, que j’ai dans l’âme une idée de Dieu et de la Nature fort différente de celle que les nouveaux chrétiens ont coutume de défendre. Je crois en effet que Dieu est la cause immanente de toutes choses, comme on dit, et non la cause transitoire. Je le déclare avec Paul : « Nous sommes en Dieu, et nous nous mouvons en Dieu. » Je dois de même dire que cela a été le sentiment de tous les anciens hébreux, ainsi qu’on le peut conjecturer de certaines traditions, si défigurées qu’elles soient en mille manières. »10
Dans la première partie de l’Éthique intitulé « De Dieu », il n’est pas tout de suite question de Dieu.
Les cinq premières propositions s’attachent à définir la cause, la substance, les modes, et les attributs, bref, une terminologie qui est propre à la philosophie de son temps.
Toutefois, une lecture attentive montre que Spinoza leur attribue un sens original.
La substance, qui est cause de soi, et donc unique en son genre, se déploie en une infinité d’attributs selon une infinité de mode.
Peu importe où l’on se situe dans la multitude des attributs, c’est toujours à la même Substance que nous avons affaire, en ce sens que chaque chose contient son essence.
Cette substance c’est Dieu. Emploie-t-il le terme substance pour faire une concession à la philosophie de son temps ?
Ou, à l’inverse, emploie-t-il le terme « Dieu » par souci de prudence dont il a fait sa devise ? Robert Misrahi est convaincu qu’il s’agit d’un athéisme poli, voire masqué.
Est-ce vraiment le cas ? Pour le savoir, il faut briser l’épaisse coquille de la notion de « substance », seule façon de connaitre le noyau véritable du système spinoziste.
La substance est ce qui est absolument infini et constitue la source de tout ce qui possède une essence positive : « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé. »11
Cette substance finalement n’est autre que Dieu dont il en précise aussitôt la définition : « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »12
Le Dieu de Spinoza s’identifie à la nature et au monde tout entier : « Cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, écrit Spinoza, agit avec la même nécessité qu’il existe ».
La sécularisation d’un héritage religieux
Spinoza distingue toutefois dans son approche de Dieu deux choses : la « nature naturée (natura naturata) », c’est-à-dire Dieu comme l’ensemble des éléments de la nature et la « nature naturante (natura naturans) », c’est-à-dire Dieu comme principe d’engendrement des choses.
Cette idée spinoziste de Dieu semble bien proche de l’Ein-Sof de la kabbale. Gershom Scholem en donne la définition suivante :
« Ein-sof est l’absolue perfection dans laquelle on ne trouve ni distinction ni différence et, selon certains, pas même de volition. Il se révèle d’une manière telle qu’il est impossible de connaitre sa nature et il n’est pas même accessible à la pensée la plus intérieure (hirhur ha-lev) du contemplatif. Ce n’est qu’à travers la nature finie de toute chose existante, à travers l’existence réelle de la création elle-même qu’il est possible de déduire l’existence des Ein-Sof en tant que Cause première infinie. »13
Il est vrai toutefois qu’à la différence de l’Ein-Sof, la Substance ne préexiste en aucune façon à l’attribut ; ce dernier est constitutif de la Substance.
Autrement dit, il y a prééminence de la Substance sur les attributs et les modes, mais il n’y a jamais préexistence.
Pour rendre claire une telle nuance, Eliane Amado Lévy-Valensi explique que :
« Dans le système zoharique, et dans la Kabbale en général, Dieu est immanent au monde au niveau de son intention créatrice elle-même, le monde est immanent à Dieu au niveau de cette même Intention. Mais Dieu transcende le monde par les profondeurs mystérieuses de son être et l’ineffabilité de l’Ayin, et le monde est articulé à la réalité de Dieu par le commencement absolu de l’acte créateur et n’est possible qu’à partir de lui. Au contraire, chez Spinoza, Dieu trouve dans la nature naturée son propre accomplissement et comme sa concrétion nécessaire. »14
Ce point lorsqu’il est mal compris réduit la kabbale ou le soufisme qui lui est proche à un panthéisme.
Ainsi certains ont cru voir dans la notion de « wahdat al-wujûd » propre à la métaphysique soufie, notamment à celle d’ibn ‘Arabi, une forme de panthéisme.
Sauf que, ni dans la kabbale, ni dans le soufisme, il est question, contrairement à Spinoza, de nier la transcendance de Dieu.
Il n’est donc pas vrai de taxer de panthéiste un kabbaliste ou un soufi.
C’est même plutôt l’inverse qui paraît plus vraisemblable : le panthéisme ne serait qu’une forme de mystique sécularisée.
En effet, il nous semble évident que le panthéisme de Spinoza contient des relents kabbalistes.
Sa conception d’un Dieu immanent mais aussi le cheminement qu’il propose tout au long de l’Éthique pour accéder à l’amour intellectuel de Dieu rappelle les enseignements de la mystique juive ou musulmane.
Autre indicateur important qui témoigne de l’influence kabbalistique sur le système spinoziste est sa théorie de la connaissance qui, plus est, ressemble à bien des égards à celle prônée dans l’enseignement soufi.
Il est à ce propos fort intéressant de noter la plausible influence du soufisme sur la kabbale notamment en Espagne, d’autant que l’on sait que les premières œuvres kabbalistiques virent le jour durant le siècle d’Ibn ‘Arabi.
En effet, Michael MacGaha écrit :
« Ce n’est pas un hasard que les premiers ouvrages kabbalistiques et le travail du philosophe et soufi Ibn Arabi est apparu à la même époque, c’est-à-dire à la fin du 12e et au début du 13e siècle. Des réfugiés juifs de l’Espagne musulmane ont insufflé une nouvelle vie dans les doctrines et les images, qui avaient déjà̀ été développées par les soufis à Bagdad et plus tard en Andalousie, en créant le nouveau système de mysticisme maintenant connu à présent sous le nom de Kabbale. »15
Par ailleurs, il est aussi remarquable de constater les similitudes qui existent entre le livre du Zohar (référence majeure dans la kabbale) et les enseignements d’Ibn ‘Arabi, notamment en ce qui concerne le concept de « l’homme universel ou parfait » (al-insân al kâmil), ou plus clairement, celui du microcosme humain qui reflète le macrocosme divin :
« Selon le philosophe soufi Ibn ‘Arabi, ‘un homme parfait’ au niveau humain est un rationa- liste perfectionné, qui par la perception de l’état microcosmique de son être, obtient de Dieu l’intuition mystique dans l’unité́ essentielle de l’homme en tant que ‘le nombre’ et Dieu en tant que ‘l’unique’. Au même moment, l’homme parfait est un logos, un verbe par lequel Dieu se connait et crée le monde. Le Zohar contient toutes ces fonctions de l’homme primordial (selon le traité mystique juif), un homme parfait est celui qui a rempli la création du monde par la mise en corporéité́ masculine et féminine. L’homme primordial est à la fois le microcosme et le logos, ‘l’image’ par laquelle l’homme connait le Dieu révélé́ et par lequel il connait en même temps le Dieu caché, créateur du monde sublunaire. »16
Les trois ordres spinozistes
Ceci dit, pour revenir à la théorie de la connaissance chez Spinoza, nous pouvons relever que dans la tradition mystique, on retrouve l’idée selon laquelle il existe trois types de connaissances.
Le savoir par imitation, celui par déduction et enfin la connaissance par illumination ou par intuition spirituelle.
Cette progression du premier degré de connaissance jusqu’au troisième n’est possible que si elle est motivée par le désir ardent de Dieu (al’ishq).
Cette approche de la connaissance se retrouve curieusement dans le système spinoziste à travers les trois genres de connaissances dans la dernière partie de l’Éthique.
D’abord, la connaissance du « premier genre » qui constitue le niveau le plus bas, celle de la doxa, celle qu’on acquiert par « ouï-dire » sans pour autant connaitre la cause des phénomènes : « L’esprit humain ne perçoit les corps extérieurs que par les idées des affections de son corps propre » (Ethique II, Prop.XXVI).
Cette forme d’ignorance qui nous fait croire en la contingence des événements, que les choses auraient pu être autrement livre l’ignorant aux « passions tristes » : regrets, remords etc. et livre l’être humain à son imagination et à sa mémoire, lesquelles peuvent être propices à l’erreur.
Cette illusion des contingences et des possibles, ou plus précisément du libre arbitre, disparaît chez celui qui accède au « deuxième genre » de connaissance, c’est-à-dire celui qui comprend que tout est nécessaire et que le réel est parfait.
En effet, la connaissance du « second genre » est une connaissance par « notions communes et idées adéquates », c’est-à-dire par les causes et les démonstrations.
Il s’agit là d’une connaissance scientifique qui bien qu’elle nous délivre de l’illusion du libre arbitre n’est pas encore suffisante car elle ne s’élève pas encore jusqu’au stade des essences, lequel n’est qu’accessible que par la connaissance du « troisième genre ».
Cette dernière est justement celle qui va s’élever jusqu’à la connaissance de Dieu ou la connaissance de la nature par les essences et non plus par les choses singulières.
Elle enveloppe la plus haute certitude : « Tout de même que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du vrai. » (Éthique II, prop. XLIII, scolie)
La raison perçoit les choses comme nécessaires et non comme contingentes ; la vérité est nécessaire, car « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. » (Prop. VII)
A ce niveau, le sage connaît le monde comme Dieu le connaît ce qui rappelle l’enseignement mystique qui affirme qu’à un certain degré de réalisation spirituelle, l’homme ne perçoit plus le monde sous le prisme de son égo, mais à travers la lumière de Dieu.
Ainsi voit-il que tout est nécessaire, que tout est déterminé à partir de la cause de l’Être suprême, que le monde est donc parfait, et se trouve ainsi affranchit des « passions tristes ».
Plus nous nous élevons en degré de connaissance, moins nous sommes affectés par la peur et le regret et plus nous gagnons en sérénité.
La connaissance du troisième genre permet d’actualiser le sentiment d’éternité et ainsi vaincre la peur de la mort, c’est-à-dire, comme diraient les kabbalistiques, de « vivre l’éternité dans le présent. »
Seule façon, en effet, pour Spinoza, d’accéder à la béatitude et à une joie souveraine, c’est-à-dire à « l’amour intellectuel de Dieu. » ou pour parler en langage mystique, à la « connaissance spirituelle de Dieu ».
Seulement, cette connaissance requiert un stimulant, une force, que l’auteur de l’Éthique puise dans le désir qui est « l’essence de l’homme », ce qui n’est pas sans rappeler le «’ishq ou désir ardent » des mystiques.
N’y-a-t-il pas dans cette théorie de la connaissance une claire résonnance avec la tradition mystique : « maitrise des passions », « désir », « amour intellectuel de Dieu », ne sont-ce pas encore une fois les traces conceptuelles de l’enseignement kabbalistique ?
Par ailleurs, l’autre indice qui relie le système spinoziste à la métaphysique kabbalistique est que dans les deux cas la connaissance possède une visée éthique.
Dans l’un comme dans l’autre, la connaissance de Dieu, qu’il soit personnel ou naturel, implique un perfectionnement de soi.
Mais une distinction subsiste toutefois : c’est que dans la mystique l’éthique a un caractère vertical et consiste à refléter les qualités divines virtuellement présentes en l’homme alors que chez Spinoza il s’agit d’une approche plutôt horizontale de l’éthique où il est surtout question d’une maîtrise des passions humaines par la connaissance rationnelle d’un Dieu purement immanent, c’est-à-dire de la nature.
Si le panthéisme de Spinoza n’est pas un athéisme masqué, il n’est pas non plus un kabbalisme déguisé.
Certes, il y a un air de famille avec la gnose de la kabbale, mais ils divergent sur un point fondamental au moins : la conception de Dieu.
Pour Spinoza, l’Absolu est « une substance consistant en une infinité d’attributs » tandis que dans la mystique juive l’Essence divine transcende sa propre Nature, ses Noms ou Attributs.
L’Europe hantée par le spectre religieux
L’Éthique, au fond, est une sécularisation du cheminement kabbalistique : Spinoza parle de « passions », de « raison » de « liberté » et de « joie » là où les mystiques parlent d’«Ego», d’«Intellect », de « délivrance » et « d’extase ».
À l’élévation verticale vers la Paix divine, il substitue une progression horizontale vers la joie humaine. Autrement dit, le panthéisme de Spinoza préserve la coquille kabbalistique tout en en neutralisant le noyau religieux.
Quel est donc l’intérêt d’une telle neutralisation ? Quels sont les enjeux d’un tel panthéisme ? Quel intérêt y-a-t-il à souligner l’influence kabbalistique sur l’œuvre de Spinoza ?
Ce dernier a occupé pendant très longtemps une place marginale dans l’histoire de la philosophie alors que son œuvre constitue à notre sens la principale clé de compréhension de l’époque contemporaine.
Il a fallu attendre qu’une sérieuse élite française, à commencer par Victor Cousin, Martial Guerroult, Alexandre Mathéron, Pierre Macherey et plus récemment Pierre François Moreau, Jacqueline Lagrée et d’autres, pour que l’œuvre de Spinoza soit remis à l’ordre du jour et occupe la place qu’elle mérite.
Souligner la potentielle influence kabbalistique sur la pensée de Spinoza ne serait que verbiage et n’aurait aucun intérêt si elle ne permettait pas de comprendre le processus de sécularisation du monde moderne, dont il est le principal acteur philosophique, mais aussi de mieux cerner le rapport qu’entretien le monde européen avec la religion.
En effet, l’âme européenne n’a cessé de se débattre avec cette empreinte religieuse qui hante, voire obsède son histoire et qu’elle tente par tous les moyens d’effacer.
Mais ce sont surtout les formes religieuses qui constituent le lieu de crise qui tiraille la mentalité européenne.
S’il n’était que question de théisme, les choses se seraient certainement produites autrement. Si le religieux se réduisait à l’affirmation abstraite de l’Être divin, une telle crise n’aurait sans doute pas eue lieu.
Aussi, fallait-il désolidariser le sort du théisme de celui de ses expressions formelles.
Le panthéisme de Spinoza en est sans doute la solution au même titre d’ailleurs que le théisme transcendantal et moral de Kant.
Sofiane Meziani
Notes :
1 Robert Misrahi, Spinoza, Une philosophie de la joie, Paris, Entrelacs, 2013, p.20-21
2 Cecil Roth, Histoire des Marranes, éd. Liana Levi, 1992, p.135
3 Gershom Scholem, La Kabbale, Paris, folio essais, 1998, p.136-137
4 Geneviève Brykman, La Judéité de Spinoza, Paris, Vrin, 1972 p.20
5 Geneviève Brykman, La Judéité de Spinoza, Paris, Vrin, 1972 p.20
6 J. Segond, La vie de Spinoza, Paris, Librairie Académique Perrin, 1932, p.29
7 Steven Nadler, Spinoza, Paris, Bayard, 2003, p.125
8 Spinoza, Traité Théologico-politique, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 2019, p.449
9 Spinoza, Éthique, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 2019, p.641
10 Élie Benamozegh, Spinoza et la Kabbale, éd. Localement transcendantes, 2020, p.19
11 Élie Benamozegh, Spinoza et la Kabbale, éd. Localement transcendantes, 2020, p.20
12 Spinoza, Éthique, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 2019, p.593
13 Ibid.,
14 Gershom Scholem, La Kabbale, Paris, folio essais, 1998, p.165-166
15 Eliane Amado Lévy-Valensi, Les Niveaux de l’Être, Paris, PUF, 1962, p.182
16 Michael MCGAHA, Medieval Encounters III, 1997, p. 57.