Sur Mizane.info, à lire la seconde partie de l’analyse critique de l’approche coraniste et salafi proposée par Islam actuel. Dans cette seconde partie, zoom sur la méthodologie adéquate pour sortir des impasses de ces deux approches.
Les idées qui animent l’approche qui se dit « coraniste » et « salafi » sont le signe d’une grande confusion intellectuelle. En réalité, le sujet est clair et n’a pas besoin de polémique. Les polémiques qui circulent au sujet de l’authenticité des ḥadīths sont dues au fait que nous ne traitons pas le sujet selon une méthode rigoureuse.
Nous avons d’un côté ceux qui prétendent être des « coranistes » qui rejettent totalement la Sunnah et qui, dans les faits, ne se basent pas beaucoup plus sur le Coran. Ils ne sont pas plus rationalistes que les autres courants musulmans. Ils ne pêchent pas parce qu’ils exercent leur raison, au lieu simplement d’avoir la foi.
Bien au contraire, ils pêchent parce qu’ils ne veulent pas tenir compte de la méthode scientifique utilisée dans la science du ḥadīth qui permet, pour chaque ḥadīth, d’évaluer s’il provient effectivement du prophète (paix sur lui), sur la base d’une enquête sur la moralité des transmetteurs et sur la cohérence du contenu exprimé par rapport à l’ensemble des ḥadīths authentiques et par rapport au Coran.
Ceux qui se disent « coranistes » se rapprochent largement du courant moderniste qui rejette toute source de connaissances et de sagesse en dehors de la raison et de la mythologie grecque devenue sa source première.
Or leur erreur, c’est justement un manque d’exercice de la raison selon une méthode scientifique. C’est le fait d’utiliser des ḥadīths faibles sur des sujets importants, et de faire comme s’ils étaient authentiques, pour discréditer l’ensemble de la Sunnah.
Ils ne retiennent finalement du Coran que les passages sur « la spiritualité » et non pas la connaissance sur le monde et la sagesse pour éclairer la vie quotidienne individuelle et collective.
Et de l’autre côté, nous avons les passéistes qui se disent « salafi » qui se réfèrent à tout ḥadīth qu’ils trouvent cité dans tel ou tel livre classique sans en vérifier l’authenticité, sans distinguer la part d’universel et la part de particulier dans la vie du prophète, et sans le relier avec la sagesse du Coran.
Ces deux courants, à la différence des savants, ne savent pas suivre une méthode pour évaluer la valeur d’un ḥadīth sur la base de qui le transmet et de son contenu. Ils ne savent pas non plus distinguer la part d’universel et la part de particulier dans la Sunnah. Ils ne savent pas que l’évaluation critique d’un ḥadīth est une science islamique qui permet de distinguer la Sunnah authentique qui a toute sa valeur, des ḥadīths non-authentiques qui créent beaucoup de confusion dans l’esprit des musulmans.
Ils ne savent pas que l’évaluation critique et méthodique d’un ḥadīth n’est pas le rejet de la Sunnah mais bien au contraire, sa purification et préservation, grâce au Coran.
Le Coran est un Livre dont Dieu se porte garant, qu’Il s’engage à préserver. Quant à la Sunnah, elle a aussi été préservée, grâce au Coran qui permet encore de distinguer la Sunnah authentique des informations et récits douteux qui s’y sont mélangés. A chaque fois que nous nous trouvons face à un ḥadīth ṣaḥīḥ, nous pouvons nous interroger ainsi : quel est son fondement dans le Coran ?
L’essentiel de ce qu’a enseigné le prophète, dans la Sunnah, peut être déduit d’un concept général ou d’un cas pratique exposé dans le Coran. Nous pouvons déduire la Sunnah authentique du Coran. La vie du prophète est détaillée dans le Coran, de même que la vie des prophètes qui l’ont précédé. Pourquoi donc allons-nous baser notre compréhension de l’islam et des prophètes sur des informations et des discours moins fiables ?
Aujourd’hui, nous connaissons avec précision la valeur – ḍaʿīf (faible) ou ṣaḥīḥ (authentique) – de chaque ḥadīth. Dans le cas où il y a des divergences, la référence au Coran reste ce qu’il y a de plus sûr. La majorité des divergences sur l’authenticité des ḥadīths peuvent être traitées en les évaluant par rapport à leur cohérence avec le Coran. Si nous abordions la problématique du rapport entre le Coran et la Sunnah de façon dépassionnée et avec méthode, nous nous rendrions compte alors que nous pouvons converger sur l’authenticité des ḥadīths dans 95% des cas et qu’il reste 5% de divergences acceptables.
Mais nous sommes poussés à l’erreur par des acteurs politiques qui encouragent la diffusion des récits les plus erronés, en finançant, grâce aux pétrodollars, les polémiques présentes dans le patrimoine islamique. Ils encouragent la diffusion d’un conflit intellectuel entre deux positions erronées qui nous empêchent de profiter de la Sunnah authentique.
Du temps des enfants d’Israël, il existait le même conflit intellectuel. Ils avaient perdu la Torah originelle et mélangeaient des textes erronés avec des fragments qui étaient authentiques. Au milieu de ce conflit est né un courant qu’on appelait les « qurraʾūn » (les saducéens). Sa position consistait à rejeter le Talmud et les autres textes religieux pour ne considérer que la Torah, selon une compréhension littérale, pour être sûr de ne pas dévier.
Les « coranistes » d’aujourd’hui ressemblent aux qurraʾūn des enfants d’Israël. Face à la multiplicité des sciences, des avis et des divergences, ils disent préférer s’en tenir au Coran.
Mais en fait, les « coranistes », tout comme les « salafi », ne permettent pas de comprendre la sagesse du Coran ni de suivre la façon dont le prophète l’a concrétisée dans sa façon de vivre, d’agir et de penser. Ils ne permettent pas de construire une ummah et une civilisation éclairées.
La ummah ne doit pas se couper de la Sunnah. Elle doit prendre le Coran comme référence supérieure – al-Muhaymin – pour distinguer la Sunnah authentique des récits étrangers provenant de la culture populaire et d’ailleurs. Le Coran a justement pour fonction d’être le Livre qui confirme – al-Muṣaddiq – et le Livre qui prédomine tout autre livre – al-Muhaymin –, pour enseigner la sagesse universelle.
Nous devons sortir de l’imitation aveugle des imāms et des intellectuels passés ou présents, passéistes ou modernistes.
Les savants musulmans ont réussi à distinguer la Sunnah selon trois parties. Tout d’abord, les ḥadīths qui ont un fondement coranique. Il n’y a pas de débat à leur sujet. Ensuite, il y a les ḥadīths qui sont cohérents avec un principe général du Coran. Ceux-là également ne prêtent pas à débat. Enfin, il y a les ḥadīths qui contredisent le Coran, même si les personnes qui en sont les témoins sont honnêtes et sont plusieurs (leur chaîne de transmission est bonne).
Nous n’avons pas besoin des « coranistes » qui rejettent la Sunnah authentique et qui finissent par se détourner du Coran lui-même. Nous n’avons pas besoin non plus des « salafi » qui font « feu de tout bois », qui utilisent les ḥadīths comme s’ils faisaient tous partie de la Sunnah authentique, sans les évaluer de façon critique.
Des savants très différents tels que l’imām Ahmad, shaykh ibn Hazm, al-Nawawī, al-Qurtubī, ibn al-Qayyim, ibn Hajar, ibn Taymiyyah, al-Ṣuyūṭī, al-Dhahabī, al-Zarqashī, et plus récemment, Muhammad al-Ghazālī, et bien d’autres, ont remis en question l’authenticité de différents ḥadīths tels que ceux qui racontent les signes de la fin des temps, le Mahdi et l’Antéchrist, les mariages du prophète, l’ensorcellement dont il aurait été victime, la possession par les jinns, le jihād, le devoir d’obéissance absolue aux dirigeants politiques, la conception du Destin, etc.
Accuser les savants qui travaillent sur une meilleure authentification des ḥadīths pour mieux comprendre et suivre l’exemple du prophète, et les sortir de l’islam est absurde. Les accuser ainsi n’a rien à voir ni avec la Sunnah ni avec le Coran. L’islam forme au raisonnement argumenté qui nécessite qu’on expose la preuve, qu’on vérifie les sources, qu’on débatte avec méthode et respect.
D’ailleurs, l’université d’al-Azhar a une tradition exemplaire de débats ouverts entre savants sur plein de sujets, sans que personne n’en vienne à accuser l’autre de « rejeter la Sunnah ».
Mais aujourd’hui, les musulmans ont tendance à faire de la Sunnah un moyen de conformisme et d’imitation aveugle (taqlīd), sans bien distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas.
La science des uṣūl al-Fiqh (les Fondements ou la Philosophie du droit) définit le taqlīd comme le fait d’accepter la parole de quelqu’un sans preuve, sans argument, sans fondement. Dans le Coran, Dieu enseigne à l’être humain le devoir de ne jamais suivre un discours qui n’est pas soutenu par des témoins, des preuves, des arguments justes… Or, la plupart des gens ne font que suivre les discours douteux, les rumeurs, les polémiques sans fondement.
Dieu n’accepte pas une personne qui adhère à l’islam par croyance, de façon incertaine, par imitation aveugle, sans avoir basé sa conviction sur une réflexion critique et sage. Si Dieu acceptait la foi d’un musulman qui agit par imitation aveugle, alors les croyants de toutes les religions devraient être pardonnés s’ils n’ont fait que suivre leur tradition sans se poser de questions.
Le Jour du Jugement, certains, pour justifier leurs erreurs, rappelleront qu’ils n’ont fait que suivre leur tradition. Dieu leur répondra et nous répond à nous tous aujourd’hui, nous qui sommes tentés d’invoquer la même excuse, que chacun est responsable individuellement, chacun doit exercer sa raison avec méthode, en suivant des preuves et non pas les on-dit :
« Les polythéistes diront : ‘’Si Dieu l’avait voulu, ni nous ni nos ancêtres ne Lui aurions associé aucune divinité, et nous n’aurions rien déclaré interdit (de ce que Dieu avait permis)’’. C’est là l’excuse qu’invoquaient les négateurs qui les ont précédés et qui leur a valu d’encourir Notre colère. Demande-leur : ‘’Avez-vous quelque science à nous produire ? En vérité, vous ne suivez que des conjectures et ne faites que mentir’’ »
سَيَقُولُ الَّذِينَ أَشْرَكُوا لَوْ شَاءَ اللَّهُ مَا أَشْرَكْنَا وَلَا آبَاؤُنَا وَلَا حَرَّمْنَا مِن شَيْءٍ ۚ كَذَٰلِكَ كَذَّبَ الَّذِينَ مِن قَبْلِهِمْ حَتَّىٰ ذَاقُوا بَأْسَنَا ۗ قُلْ هَلْ عِندَكُم مِّنْ عِلْمٍ فَتُخْرِجُوهُ لَنَا ۖ إِن تَتَّبِعُونَ إِلَّا الظَّنَّ وَإِنْ أَنتُمْ إِلَّا تَخْرُصُونَ Coran 6 : 148
Avant d’adhérer à l’islam, Dieu invite l’être humain à observer le monde, à se laisser convaincre par les signes clairs visibles dans la création et dans la Révélation. La réflexion sous ses différentes formes – al-tadabbur (la méditation), al-tadhakkur (le rappel), al-tafakkur (la pensée), etc. –, sont des obligations religieuses.
Dans les différentes sociétés humaines, les savants ont tendance à construire un pouvoir sur les gens. Grâce à leurs connaissances, ils dominent, ils diffusent ce qui les arrange et ils gardent secret ce qui peut déranger leurs intérêts. C’est ainsi que les religieux des différentes religions ont falsifié la voie originelle révélée par Dieu.
Le Coran expose la connaissance du monde, du visible et de l’invisible, de Dieu et des prophètes à l’ensemble de l’humanité. Le musulman lit des sourates du Coran à l’occasion des cinq prières quotidiennes. La récitation quotidienne du Coran insuffle une vision de la vie, de la vérité et de la connaissance, que l’on doit distinguer des croyances populaires, de la magie, de la superstition, de la rumeur, des discours religieux savants et de la pseudo science.
Toute personne, lorsqu’elle a besoin de coudre un vêtement ou de construire une maison, a besoin de demander conseil autour d’elle, de comparer et de vérifier ce qu’on lui propose. De même lorsqu’elle est malade, elle a besoin de demander conseil, de comparer plusieurs diagnostics, de vérifier quels sont les meilleurs traitements, etc. Pourquoi donc, lorsqu’il s’agit de la religion, a-t-on tendance à recevoir passivement les idées qui circulent, sans exercer sa raison et sans les vérifier à la lumière du Coran ?
Une fois, une dame venait de se convertir et elle est allée interroger un homme habillé de vêtements « religieux ». Il n’a pas su répondre à sa question et elle s’étonne : « Comment se fait-il que vous avez une ‘imāmah (un turban) sur la tête mais vous ne savez pas me répondre ». Alors il retire sa ‘imāmah et la pose sur la tête de cette dame en lui disant : « Maintenant que vous avez une ‘imāmah sur la tête, est-ce que vous connaissez la réponse à votre question ? ». Ainsi, il lui a montré que l’habit ou que les apparences ne font pas le savoir.
Le musulman a soif de connaître mais il a souvent un rapport magique à la connaissance. N’importe quel imposteur qui mettrait les habits « religieux » pourrait se faire passer pour un savant, tellement on a soif de savoir mais on n’a pas envie de faire l’effort nécessaire pour l’acquérir.
On a posé la question à ibn Hazm, grand savant andalous du 5e siècle de l’Hégire : peut-on exiger d’une personne ordinaire – qui n’a pas une grande culture intellectuelle voire qui ne sait pas lire –, qu’elle exerce sa raison critique, qu’elle vérifie le fondement des discours qu’elle entend de la part des personnalités religieuses… ?
Il a répondu que même les personnes ordinaires devaient faire l’effort d’exercer leur raison critique pour savoir lequel parmi les discours qu’elles entendent, est plus juste que les autres. Car les discours que l’on peut entendre sur la place publique ne se valent pas : on peut avoir des savants imposteurs qui vendent leur savoir en échange d’une position sociale ; ou des savants justes qu’on entend très peu car on fait beaucoup de bruit pour les rendre invisibles…
Concrètement, par exemple, quand on va acheter un livre dans une librairie, on doit enquêter : qui est cet auteur ? Quelle est sa spécialité ? Cet orateur auprès de qui on va chercher des conseils : quelle est son expérience ? Est-il digne de confiance ? On doit demander à des personnes plus savantes ce qu’elles en pensent…
On doit aider les personnes ordinaires à élever leur niveau intellectuel pour qu’elles soient capables de distinguer un discours juste qui leur veut du bien d’un discours injuste qui les pousse vers le mal.
Le prophète Muhammad faisait partie d’une ummah arabe qui suivait la tradition, la magie, la superstition et les discours des religieux… Il l’a formée et l’a réformée. La mosquée du prophète était un lieu de prière et d’éducation. Après la prière de Fajr (le matin, avant le lever du soleil), il y avait un cours. Après les différentes prières, on pouvait assister à un cours, apprendre la sagesse du Coran, poser des questions, discuter…
En dehors de la mosquée, dans la ville, le prophète continuait à transmettre la sagesse à travers plein de situations qui posaient question : comment faire qu’un divorce se passe bien ? Comment appliquer la justice dans un contrat commercial ? Comment trancher un conflit entre deux parties… ?
Grâce à cette éducation, la ummah se base de plus en plus sur le Livre révélé et sur le Livre de la création, sur les arguments rationnels, sur les preuves et sur les faits.
Aujourd’hui, la ummah islamique est affectée par la maladie du conformisme intellectuel. Elle suit n’importe quel discours à la mode. On a fermé la mosquée et on l’a réduite à être un lieu de prière. Les personnes ordinaires n’ont plus l’occasion, grâce au travail éducatif de la mosquée, d’élever leur niveau intellectuel, spirituel et moral.
On doit redonner à la mosquée son rôle d’éducation culturelle et intellectuelle, de réforme des mauvaises habitudes et d’amélioration des comportements individuels.
On ne doit pas comprendre la Sunnah comme une somme de ḥadīths isolés les uns des autres. Les ḥadīths, sur un même sujet, doivent être compris ensemble pour indiquer une direction générale. En les rapprochant de leur fondement coranique, on découvre alors une sagesse globale. La Sunnah ne peut pas exister sans le Coran. Le prophète devient prophète à partir de la Révélation.
La Révélation montre le chemin à suivre. La Sunnah est la méthode de mise en pratique du Coran dans la vie quotidienne. L’esprit musulman a besoin de se renouveler grâce au dialogue avec le Coran, avec la Sunnah authentique et avec la réalité du monde qui nous entoure.