Abdennour Bidar au salon du livre de 2015. (G. Garitan)
La rencontre entre le philosophe Abdennour Bidar et l’islamologue Eric Geoffroy à l’Institut du Monde arabe a fait l’objet de nombreuses réactions. Les positions du philosophe partisan d’un self-islam ont notamment essuyé plusieurs critiques. Dans le cadre de la continuité de ce débat, Mizane.info publie la tribune de Charlie Marquette, essayiste formé en anthropologie et dans l’étude du soufisme qui nous propose de décortiquer certains éléments avancés par le philosophe.
Beaucoup de choses sont à dire sur ce débat qui agite les consciences depuis une quinzaine de jours. Plus qu’un échange entre experts en islamologie et en philosophie islamique, le débat se veut une réflexion sur l’avenir politique et spirituel de l’islam en France.
Avec comme intitulé « Quel islam voulons-nous ? », les deux acteurs de la scène médiatique proposent un dialogue ouvert et constructif. Ils invitent d’ailleurs en péroraison à rejoindre tout à fait démocratiquement le cours du débat. C’est donc à ce titre, comme y étant invité, qu’on décide d’y participer.
D’une part, parce que l’enjeu est trop important pour le laisser uniquement entre les mains d’une classe intellectuelle qui, si elle n’était jamais soumise à la contradiction, risquerait de s’apparenter au clergé qu’elle dénonce par ailleurs.
Et d’autre part, parce que le projet qui est mis en exergue, en particulier celui de M. Bidar, a de quoi sérieusement interroger, tant sur son intérêt que sur la légitimité de celui qui le porte.
Soufisme et liberté
Le leitmotiv de l’intervention a été de placer la liberté au cœur de la vie du Musulman. « Le soufisme, c’est la liberté » est-il entonné par M. Geoffroy. Et même si M. Bidar précise que « être libre, ce n’est pas faire ce qui me passe par la tête », lui aussi répète de manière incantatoire que : « L’exigence de liberté est le génie commun de l’islam et de la France ».
En clair, s’ils se montrent aussi insistants sur l’un des points cardinaux du triptyque républicain, c’est qu’ils estiment probablement que les musulmans d’aujourd’hui sont étriqués dans des dogmes sclérosés et qu’ils doivent s’en émanciper.
Le manquement qui pourrait d’emblée être pointé du doigt est l’absence de définitions précises des termes « soufisme » et « liberté », qui auraient pu, si elles avaient été formulées, éviter un flou terminologique. La multitude des étymologies relatives au soufisme complexifie, pour le moins, la description de sa réalité.
L’on peut toutefois s’accorder sur le fait que celui-ci peut se définir comme une voie d’éducation spirituelle, entendons par-là une voie d’ascèse, de purification et de cheminement intérieur, qui a pour but l’adoration de Dieu des plus désintéressées et des plus sincères qui soient.
Pourrait-on dire, à simple titre de rappel, que du temps de l’imâm Mâlik ibn Anas, cet engagement dans la Voie revêtait un caractère quasiment obligatoire.
Il affirmait en effet que : « Celui qui pratique le tassawuf, c’est-à-dire le soufisme, sans étudier le fiqh (ie. la jurisprudence) corrompt sa foi, alors que celui qui étudie le fiqh sans pratiquer le tassawuf est un hérétique. Seulement celui qui combine les deux atteindra la Vérité » 1.
De la même manière concernant la liberté, la chose est confuse ; l’auditeur doit comprendre par lui-même ce que les intervenants veulent signifier. Etant donné qu’une corrélation est établie entre l’islam et les valeurs démocratiques, il semblerait que ce soit en ce sens qu’il faille chercher certains éclaircissements.
Selon ce qu’explicite le dictionnaire, la liberté se définit comme suit : « État de quelqu’un qui n’est pas soumis à un maître ; Situation de quelqu’un qui se détermine en dehors de toute pression extérieure ; Possibilité d’agir selon ses propres choix, sans avoir à en référer à une autorité quelconque ; État de quelqu’un qui n’est pas lié par un engagement » 2.
Une pratique égotique de l’islam
A première vue, le soufisme et la liberté semblent complètement antinomiques.
Le premier demande un engagement plein et entier du cheminant spirituel ; tandis que la deuxième marque, au contraire, une rupture avec toute forme d’aliénation, que celle-ci soit personnelle, sociale ou contractuelle. Au vu de la contradiction évidente, une explication aurait été nécessaire de la part des intervenants, pour que l’on comprenne la raison d’accoler les deux termes.
Or, ça n’a pas été le cas. Ce sera donc à nous, auditeurs, de traduire les sous-entendus du discours.
On connaissait préalablement la position antithétique de M. Bidar pour un « Islam sans soumission » ou pour un « Self-Islam » qui pouvait faire hurler, notamment si l’on mettait ce point de vue en perspective avec l’allégorie coranique d’Iblîs qui refuse de se prosterner devant l’archétype de l’Homme 3, préférant conjecturer sur le bien-fondé de la création divine.
Pourquoi diantre tant focaliser sur la libération des musulmans au point de proposer une lecture anti-traditionnelle, alors qu’au cœur même des Textes existe une médication adaptée aux maux contemporains ?
C’est, semble-t-il, à travers ce prisme-là qu’il faille analyser la vision proposée par notre philosophe lors de son intervention. C’est-à-dire une pratique égotique de l’islam, sans maître spirituel et dans un cadre normatif édulcoré de ce qui s’accommoderait peu ou prou avec les besoins et les réalités de son temps.
Avant d’aller plus loin, il faut préalablement rappeler, et avec force, que jamais l’islam n’a empêché quelqu’un d’être libre. Il y a, dans ce discours libertaire, une confusion sous-jacente entre l’islam qui, en son essence, est une Religion divine 4, et l’islam des musulmans, qui relève de la sociologie.
Sur le plan exégétique des textes, M. Bidar n’a pas totalement tort. Il y a en effet une frange réfractaire de l’islam qui prône l’intolérance et les meurtres de masse.
C’est un secret de polichinelle. Tout le monde connaît le phénomène et a déjà identifié son origine depuis longtemps. On sait pareillement pourquoi celle-ci reste vivace malgré sa toxicité pour l’ensemble de l’humanité.
L’objet de la remarque n’étant pas de mettre la focale sur le dessous des cartes de la realpolitik, mais de plutôt poser un regard théologique sur l’accusation portée à l’islam, en ce sens qu’il serait responsable de l’aliénation mentale des musulmans, les Textes doivent être replacés au centre du débat.
La Tradition comme libération
A partir de cet axiome, les affirmations de notre philhellène au sujet de la religion à laquelle il se dit appartenir sont absolument déconcertantes. Soutenir avec autant d’aplomb que l’islam se situerait aux antipodes de la liberté démontre une méconnaissance assez certaine du Texte coranique.
En effet, dès les premières pages, celui-ci nous édifie disant qu’il n’y a « Point de contrainte en religion ! » 5.
Nul n’a à imposer sa manière de voir ou de faire à un autre. Les individus qui gravitent autour ou au sein de l’islam sont libres d’être orthodoxes ou non dans leur relation à la Divinité. Ainsi est-il rappelé : « Que celui qui le veut croie et que celui qui le veut soit incrédule » 6.
Et lorsqu’il est remémoré au Prophète les histoires anciennes des peuples qui ont désobéi, Dieu l’interpelle en lui disant : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants, alors qu’il n’appartient à personne de croire sans la permission de Dieu ? » 7.
Au regard de ces versets dont la liste aurait pu être bien plus exhaustive, il paraît assez clair que l’islam, entendons par-là celui qui fut prêché par le Prophète en son temps, est très loin d’avoir été liberticide.
Dès lors, la question qui se pose est celle-ci : pourquoi diantre tant focaliser sur la libération des musulmans au point de proposer une lecture anti-traditionnelle, alors qu’au cœur même des Textes existe une médication adaptée aux maux contemporains ?
Un libertiphile, serait-il d’ailleurs bon de le relever, qui n’emploie pas moins de huit fois en quelques lignes 8 les expressions « nous voulons, je veux, je ne veux pas, il faut, nous avons besoin » …
Si l’on paraphrasait Pierre Bourdieu sur « ce que parler veut dire », le langage ici employé en dit long sur l’autorité inconsciente que celui qui l’usite semble vouloir exercer sur sa communauté.
Lors de cette intervention, ses prétentions messianiques sont on ne peut plus claires lorsqu’il proclame que : « Rendre service à l’islam, c’est porter la critique en son cœur (…) C’est pour alerter sur ce danger qui est au cœur de l’islam que je m’engage et que j’écris ».
Le surprenant relativisme de M. Bidar
Dans l’absolu, encore une fois, il n’a pas tort. Être critique vis-à-vis de la tradition musulmane et de ceux qui l’ont véhiculée est plus qu’une nécessité. Là où porte le point de discorde, c’est davantage sur sa manière de repenser l’islam. Disons-le, il est effectivement libre de dire, de faire et d’écrire ce qu’il veut en tant qu’intellectuel.
Mais s’il parle en tant que musulman et surtout en tant que soufi, ce qui nécessite normalement un engagement plus entier de sa personne dans les sciences islamiques, le prérequis serait a minima, qu’il fasse montre d’une maîtrise plus ou moins parfaite des éléments scripturaires. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas.
Ce qui est bouleversant est non pas l’hétéropraxie de M. Bidar mais son relativisme, comme si son opinion pouvait être placée au même plan que la Parole divine.
Dans une prise de parole aussi courte, la liste des inepties est tristement longue. En préambule de son exposé, s’interroge-t-il sur le fait que « Peut-être au cœur de nous-mêmes il y a Dieu ? ». D’un philosophe comme Michel Onfray par exemple, qui revendique son athéisme, la réflexion n’aurait pas paru étonnante. S’arroge-t-il le droit de douter de cette réalité. C’est effectivement le sien.
Par contre, de la part d’un philosophe musulman qui sait pertinemment bien que le cœur du fidèle serviteur demeure le siège des Manifestations théophaniques 10, la remarque a véritablement de quoi surprendre… Soit celle-ci montre son ignorance sur le sujet, soit celle-ci cache quelque chose d’autre à laquelle on n’ose même pas penser. « Le ver est dans le fruit », comme il dit.
Reste toutefois à savoir qui est désigné par ce fruit ? Son propos sur la légitimité du non-respect des heures de prière prouve que l’homme fait de nouveau fi du Texte coranique qui édicte, en de nombreuses occurrences, les périodes fixées pour l’accomplissement des devoirs liturgiques.
Pour citer quelques passages, voici ce qui est dit à ce sujet : « La prière (rituelle) demeure pour les croyants une prescription à des temps déterminés » 11. « Acquitte-toi de la prière au déclin du soleil jusqu’à l’obscurité de la nuit ; fais aussi une lecture à l’aube : la lecture de l’aube a ses témoins. Veille en prière, durant la nuit : ce sera pour toi une œuvre surérogatoire » 12.
« Acquittez-vous de la prière le matin, le soir et plusieurs fois au cours de la nuit » 13. « Célèbre les louanges de ton Seigneur, avant le lever du soleil et avant son coucher. Célèbre ses louanges une partie de la nuit et après la prosternation »14. « Célèbre les louanges de ton Seigneur avant le lever du soleil et avant son coucher. Célèbre-les durant la nuit ainsi qu’à l’aube à son crépuscule »15.
« Gloire à Dieu, quand vous parvenez au soir et que vous vous retrouvez le matin ! Louange à Lui, dans les cieux et la terre, la nuit et au milieu de la journée » 16.
Au regard de ces versets, ce qui est bouleversant est non pas l’hétéropraxie de M. Bidar mais son relativisme, comme si son opinion pouvait être placée au même plan que la Parole divine.
Les implications du soufisme
Il confie en exorde vouloir harmoniser sa pratique avec le cosmos ; or, doit-on constater que la formulation est restée au stade de vœu pieux, puisqu’a priori, la course du soleil ne constitue pas un repère temporel pour lui 17.
C’est ainsi qu’il professe, dans une posture toute décomplexée, que : « Si aujourd’hui un musulman déclare : je me considère comme authentiquement musulman et je revendique le droit de ne faire qu’une seule prière par jour, de ne pas faire le ramadan et qu’il y a un certain nombre de versets du Coran auxquels je ne reconnais aucune valeur spirituelle, eh bien il a intérêt à avoir du courage ! ».
Outre le fait que la proposition est complètement paradoxale –un musulman ne pouvant revendiquer une authenticité dans sa pratique sans que celle-ci se conforme au minimum aux exigences coraniques, ladite proposition montre à quel point le personnage s’est affranchi des fondamentaux de la tradition musulmane et de son corpus de textes, le Qor’ân en tête.
Lequel Texte nous dit en de nombreux passages : « Ô vous qui croyez ! Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité. Et si vous divergez sur quelque chose, portez alors votre différend devant Dieu et devant le Prophète –si vous croyez en Dieu et au Jour dernier » 18.
Encore une fois, libre à lui de faire de sa vie spirituelle ce qu’il en veut. En revanche, il n’est pas autorisé, au nom de l’islam, à délivrer ce genre de licence à l’attention des musulmans, sans leur laisser un droit de réponse. Bref, passons pour plus édifiant encore.
Il semblerait donc que notre philosophe, dans la droite ligne de l’historienne Jacqueline Chabbi, veuille minorer cette idée de transcendance, en laïcisant la prophétie de Muhammad et en la réduisant à une vulgaire inspiration de sagesses environnantes.
Une phrase qu’il a prononcée en a fait bondir plus d’un. Citons-le : « Je ne prie que parce qu’il y a un besoin spirituel en moi de me relier à Ma Source », dit-il sans sourciller.
De même que le questionnement d’un centre spirituel en l’Homme avait de quoi étonner de la part d’un individu qui se dit musulman, ces propos, encore une fois, auraient très bien pu être tenus par quelqu’un comme Frédéric Lenoir, qui se fait ouvertement le chantre du bonheur terrestre, sans que cela n’eut été alertant.
Seulement, venant de quelqu’un qui se dit également soufi et qui n’est donc pas sans ignorer la nécessité de rester extrêmement vigilant quant aux caprices de son âme inférieure, il y a franchement de quoi douter de sa connaissance de la question.
Or, comme il le dit lui-même : « Tout ce qui se passe sur le plan extérieur est le symptôme de ce qui se passe à l’intérieur ». Donc, si l’on en juge à son discours, il est certain que l’individu n’est pas un familier du cheminement spirituel, en tout cas tel que défini dans l’islam.
A-t-il d’ailleurs lu avec attention le Texte coranique qui met en garde contre les caprices de l’ego, lorsque Dieu jure « par le Jour du Jugement » et « par l’âme réprobatrice » !?19
Ou lorsqu’Il dit explicitement que « l’âme est assurément instigatrice du mal » 20 et qu’il faut par conséquent observer la plus grande méfiance à son égard ? N’a-t-il pas non plus pris connaissance des enseignements spirituels du Prophète dans lesquels il dit qu’il faut abandonner le volet militaire du djihad pour se lancer dans une grande guerre intérieure ? 21
N’est-il pas au fait que Dieu et Son Messager réprouvent « celui qui prend sa passion pour une divinité » 22 et que le pharaon contemporain de Moïse, qui avait monstrueusement érigé son « moi » comme « Seigneur suprême » 23, a péri englouti dans les eaux de la Mer Rouge ?
« L’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabî, est terminée »
Au prétexte que bon nombre de voies soufies sont gangrenées par des bonimenteurs, l’homme rejette l’attachement à quelque voie ou à quelque maître spirituel que ce soit. C’est son choix ! Toutefois, lui aurait-il été profitable, en alternative, de s’imprégner d’ouvrages qui ne nécessitent aucune affiliation particulière et grâce auxquels il peut rester aussi « libre » qu’il le désire.
Les Maladies de l’âme et leurs remèdes d’al-Sulamî et les Sagesses d’Ibn ‘Attâ’ Allah en sont une bonne illustration, à travers lesquels l’aspirant est invité à méditer sur ses imperfections pour ensuite y remédier.
Se serait-il ainsi rendu compte que l’âme brute, c’est à dire celle qui n’a pas encore été polie par ce travail introspectif et ascétique, reste prisonnière de son illusion d’exister et que son être ne demande justement qu’à s’en libérer.
Voilà pourquoi, d’un point de vue islamique et d’un point de vue soufi en particulier, c’est un contresens spirituel de laisser l’âme, c’est-à-dire celle qui aspire au confort et au relâchement, dicter la conduite de celui qui voudrait s’engager dans une pratique rituelle et orthodoxe de la religion musulmane.
Confucius disait déjà plus d’un millénaire avant l’avènement de l’islam que : « L’homme de bien mange sans se gaver, vit sans grand confort. Il est diligent dans ce qu’il fait, prudent dans ce qu’il dit, et tâche de se réformer auprès de ceux qui possède la Voie. Tel est l’homme mû par un vrai désir de s’instruire » 24.
Initialement, le présent texte devait s’intituler « A celui qui prenait son moi pour une qibla ». Cependant, les dommages ne sont pas circonscrits au surmoi de notre intervenant et dépassent sa doctrine en s’attaquant à l’autorité d’Ibn ‘Arabî et de celle du Prophète. Doit-on là encore réagir avec énergie.
Pour un motif aussi inexplicable qu’inexpliqué, il s’en prend au « plus grand des maîtres » arguant que : « la juridiction, c’est-à-dire l’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabî, est terminée. Je ne suis personne pour dire cela mais j’observe avec stupéfaction la façon dont, dans le soufisme, on n’est pas encore entré dans l’âge de la critique par rapport à la doctrine d’Ibn ‘Arabî ».
En effet, il est permis de s’interroger sur sa légitimité pour s’en prendre ainsi au maître andalou.
D’ailleurs, même la pertinence de porter un regard critique sur la Somme spirituelle d’un « Illuminé » comme Ibn ‘Arabî reste à démontrer, puisque la production littéraire de celui-ci ne se positionne précisément pas sur un plan rationnel mais sur un plan spirituel et symbolique.
Une telle remarque est donc absurde et sans véritable intérêt heuristique.
Une lecture séculière du Prophète
Dans une veine similaire, il déplore à juste titre le suivisme de certains musulmans traditionalistes qui sont davantage attachés à ce que faisait le Prophète qu’à ce qu’il était intrinsèquement, c’est-à-dire (en extrapolant) « une miséricorde pour les mondes » 25.
Puis, il rompt avec cette transcendance pour le ramener à sa simple réalité anthropologique, disant que : « Muhammad était un créateur (…) Lorsqu’il répond aux questions que lui posent ses compagnons, il répond en questionnant ses responsabilités d’être humain, en cherchant dans son cœur spirituel d’être humain ».
L’islam en France et dans le monde change, effectivement, parce que les sociétés évoluent parallèlement. Et les attentes des acteurs de la sphère religieuse ne sont de facto plus les mêmes. Les « clercs » doivent donc eux aussi dépoussiérer leurs discours et s’adapter.
Ce qui sous-entendrait que concernant ses enseignements, qu’ils soient élémentaires ou métaphysiques, il les aurait simplement cherchés en son for intérieur, au gré de ce que lui aurait révélée son âme.
Or, une fois encore, le Texte coranique vient nettement contredire ces allégations, énonçant que : « « Et il (le Prophète) ne prononce rien sous l’effet de la passion. Ce n’est rien d’autre qu’une Révélation inspirée » 26. Ou lorsqu’il est dit que : « …Nous t’avons révélé le Rappel afin que tu expliques clairement aux gens ce qui est descendu pour eux… » 27.
Il semblerait donc que notre philosophe, dans la droite ligne de l’historienne Jacqueline Chabbi, veuille minorer cette idée de transcendance, en laïcisant la prophétie de Muhammad et en la réduisant à une vulgaire inspiration de sagesses environnantes.
En définitive, là où le bât blesse en réalité, n’est pas tant dans le discours d’un tel ou d’une telle qui reste libre de dire et d’écrire ce qu’il veut, que chez ceux qui appuient son statut et lui fournissent une légitimité à laquelle il/elle n’aurait jamais eu accès autrement.
On pourrait même se demander quel intérêt il y a pour les musulmans à mettre en avant des personnalités qui, certes, manient le verbe et la sophistique à la perfection, mais dont les bases élémentaires de la religion font par ailleurs cruellement défaut. Il y a, si l’on osait l’expression, une sorte d’imposture à continuer dans ce paradigme.
La nécessaire revivification du message
L’islam en France et dans le monde change, effectivement, parce que les sociétés évoluent parallèlement. Et les attentes des acteurs de la sphère religieuse ne sont de facto plus les mêmes. Les « clercs » doivent donc eux aussi dépoussiérer leurs discours et s’adapter.
Aussi serait-ce aux institutions d’amorcer ce changement en proposant, de manière plus ou moins contraignante, une formation solide aux imâms de France et par-là même entretenir la plus grande fermeté à l’égard de ceux qui diffuseraient un message exclusif et totalitaire.
Par conséquent, à la question « Quel islam voulons-nous ? » à laquelle on est convié à répondre, alors pouvons-nous peut-être émettre le souhait de voir poindre un jour une communauté éclairée et incluse dans les débats qui la concernent.
Pouvons-nous également souhaiter à ladite communauté de gagner en respectabilité dans la sphère publique ; respectabilité qui n’est envisageable que par l’éducation de ses acteurs religieux.
Pouvons-nous par ailleurs rêver d’une plus grande médiatisation des disputations autour des corpus canoniques de hadîth et des chroniques, afin que les musulmans puissent, par eux-mêmes, distinguer la part du sacré, ie. la part de ce qui a été inspiré au Prophète, et la part de l’humain, ie. la part de ce qui a été inventé à son sujet, au sein desdits textes ; et ce, dans le but de dépolluer la tradition musulmane de ce qui ne lui appartiendrait pas et espérons-le, de montrer d’elle un visage plus authentique ou tout au moins de prouver qu’elle est capable d’autocritique et donc aussi d’évolution.
Puisse en outre voir le jour en France un islam à la fois pluriel et spirituel, qui laisse à chacun la possibilité de s’épanouir dans ce qui lui semble être le meilleur, un islam de paix qui ne rogne ni sur les sciences religieuses ni sur les sciences profanes, un islam qui ne serait en tous cas pas bradé à des personnalités qui n’auraient pas les qualités requises pour parler en son nom !
Charlie Marquette
Notes :
1 ‘Alî al-Qarî, Sharh ‘ayn al-‘ilm wa zayn al-hilm, I, p. 33, Maktabat al-‘Ulûm al-‘Arabiya, Le Caire ; Ibn ‘Ajîba, Iqaz al-himam fî sharh al-hikam, p. 18, Dâr al-Ma‘ârif, Le Caire.
2 Url : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/libert%C3%A9/46994
3 Qor. 2 : 34.
4 Qor. 3 : 19 et 85.
5 Qor. 2 : 256.
6 Qor. 18 : 29.
7 Qor. 10 : 99-100.
9 Url : http://abdennourbidar.fr/oeuvres/biographie/
10 ‘Ajlûnî, Kashf al-khafâ’, II, p. 195, n° 2256, Le Caire, 1351 h.
11 Qor. 4 : 103.
12 Qor. 17 : 78.
13 Qor. 11 : 114.
14 Qor. 50 :
15 Qor. 20 : 130.
16 Qor. 30 : 17-18.
17 Qor. 25 : 45.
18 Qor. 4 : 59.
19 Qor. 75 : 1-2.
20 Qor. 12 : 53.
21 Al-Suyûtî, al-Durar al-muntathira, p. 125-126, n° 245, Riyad.
22 Qor. 25 : 43 ; « le plus juré de tous tes ennemis est ton « moi » qui se trouve entre tes flancs » (Al-Âmidî, Ghurar al-hikam, p. 234, n° 4686).
23 Qor. 79 : 24.
24 Entretiens de Confucius, Livre I, p. 32, n° 14, éd. du Seuil, 1981.
25 Qor. 21 : 107.
26 Qor. 53 : 3.
27 Qor. 16 : 44.