Dans quelles conditions Hassan ibn Ali ibn Abou Talib a-t-il accédé au pouvoir puis trouva la mort ? Le célèbre historien et exégète Tabari nous l’explique dans le chapitre 1 du cinquième volume de ses célèbres chroniques* (tarikh).
Quand Ali a été enterré, le peuple prêta le serment d’hommage à Hassan. Le premier qui se présenta pour accomplir cet acte fut Qaïs, fils de Sa’d. Il dit à Hassan : « Je te prête le serment de fidélité à condition que tu t’engages à régner d’après la parole de Dieu et les institutions du Prophète, et à combattre les dissidents. » Hassan répliqua : « La parole de Dieu et les institutions du Prophète renferment en elles-mêmes l’obligation de faire la guerre sainte. » Le peuple conclut aussitôt que Hassan n’était pas disposé à prendre les armes. Cependant, les habitants de Koufa et de l’Iraq insistèrent tant auprès de lui, qu’il se vit obligé de se mettre à la tête d’une armée. Il quitta Koufa avec quarante mille hommes, tous cavaliers.
Hésitant toujours, malgré les réclamations du peuple qui demandait une action rapide, il se décida enfin, après un mois de retard, à envoyer en avant Qaïs, fils de Sa’d, avec cinq mille hommes. Cependant, les soldats, voyant la faiblesse de Hassan, le quittèrent pour rallier les drapeaux de Mu’awiyya. Hassan se rendit alors à Madàïn, où il demeura dans le palais blanc, l’ancienne résidence des rois de Perse. Moughira, fils de Scho’ba, gouverneur de la Mecque au nom d’Ali, fut, après la mort du calife, confirmé dans ce poste par Mu’awiyya.
D’après une certaine tradition, Abdallah, fils de Abbas, était encore à Baçra au moment où Ali, qui lui avait fait demander compte de son administration, fut assassiné. Comme Hassan continuait toujours à rester à Madâïn, tout le monde, voyant qu’il ne voulait pas faire la guerre, chercha à se dégager de lui et rallia les drapeaux de Mu’awiyya. Abdallah, fils de Abbas, lui aussi adressa à Mu’awiyya une lettre dans laquelle il lui dit que s’il ne lui demandait pas compte de son administration du trésor public, il lui rendrait hommage. Mu’awiyya accepta cette condition, et Abdallah se rendit en Syrie emportant tous ses biens et de là il vint à la Mecque. Quelques-uns disent que ce fut Ubaïdallah, frère d’Abdallah, fils de Abbas, qui traita avec Mu’awiyya et qui alla lui rendre hommage.
Les troupes qui étaient restées fidèles à Hassan jusqu’alors se révoltèrent maintenant et réclamèrent leur solde. Ils pénétrèrent même dans ses appartements privés, et il fut maltraité et blessé. Mu’awiyya marcha avec toute l’armée de Syrie sur l’Irâq et établit son camp à un endroit près de la frontière nommé Maskan. Le gouverneur de Madaïn nommé par Hassan était Sa’d, fils de Mas’oud. Son neveu Mokhtar, fils d’Abou-Obaïd le Thaqifite, qui vivait avec lui, et qui, à cette époque, était encore un adolescent, voyant que Hassan était abandonné par tous, dit à son oncle : « Si tu veux accomplir un acte courageux, mets la main sur la personne de Hassan, pour le livrer à Mu’awiyya, qui te récompensera en te donnant un gouvernement. » Sa’d répliqua : « Que Dieu te maudisse ! Tu me conseilles de livrer le rejeton du Prophète et le meilleur des hommes au fils d’Abou-Sofyân, le plus abominable de tous les hommes ? »
Hassan, songeant aux déceptions qu’avait subies son père de la part des gens de l’Irâq, et craignant d’éprouver lui-même un sort encore plus fatal, se décida à entrer en négociations avec Mu’awiyya. Il lui fit proposer de lui abandonner le califat, mettant à sa renonciation les conditions suivantes : Il demandait que l’usage de maudire, à la suite de la prière publique, le nom d’Ali, fût supprimé; en second lieu, que lui, Hassan, et tous les membres de la famille d’Ali fussent autorisés à demeurer à Médine; puis que tout l’argent, qui se trouvait dans le trésor public de Koufa et qui se montait à la somme de cinq millions de dirhams, lui fût abandonné, pour être partagé entre lui et ses frères et sœurs, de même que le revenu annuel de Dârâbgerd, ville de la province de Perse située non loin de Basra. En effet, la famille d’Ali qui était nombreuse, n’avait point de fortune; Ali, en mourant, n’avait laissé qu’une somme de sept cents dirhams.
Mu’awiyya envoya Abdallah, fils de Djabala, et Abd-er-Rahmân, fils de Samoura, comme négociateurs, auprès de Hassan. Les conditions exigées par ce dernier furent acceptées, sauf celle qui était relative à l’usage de maudire Ali en chaire. Mu’awiyya ne s’engagea à faire omettre la formule dans une mosquée que lorsque Hassan assisterait à la prière. Les deux envoyés de Mu’awiyya reçurent en son nom le serment de fidélité de Hassan et de tous les enfants d’Ali. Hussayn refusa d’abord de le prêter ; mais Hassan lui dit sévèrement : « Crois-tu être plus sage que moi? Prête le serment! C’est un avantage pour ce monde aussi bien que pour le monde futur. » Hussayn obéit à contre-cœur. Hassan, dans un sermon qu’il adressa à l’armée, dit : « Les sentiments que j’éprouve envers vous, ô habitants de l’Irâq, sont ceux de la plus complète indifférence. Vous avez constamment abreuvé de chagrin mon père, et vous avez fini par le tuer. Quant à moi, vous avez également attenté à ma vie et la blessure que j’ai reçue de vos mains, n’est pas encore fermée. De plus, vous avez pillé ma maison. Si vous traitez ainsi un membre de la famille du Prophète, Dieu jugera entre vous et moi. J’ai prêté le serment d’hommage à Mu’awiyya, et je vous délie de celui que vous m’avez prêté ; je ne m’en soucie plus. »
Après ces mots, Hassan descendit de la chaire et partit avec Abdallah, fils de Djabala, pour se rendre auprès de Mu’awiyya, entre les mains duquel il prêta de nouveau le serment de fidélité, au nom de toute sa famille. À partir de ce jour, tout l’Iraq salua Mu’awiyya du titre de Prince des croyants. Au moment où Hassan se disposa à partir pour Médine, Amr, fils d’Al-‘Âs, dit à Mu’awiyya : « Invite Hassan à haranguer le peuple de Koufa, qui, en l’entendant parler, reconnaîtra son incapacité pour remplir les fonctions de chef religieux. » Le vendredi suivant, Mu’awiyya, après avoir fini son sermon, engagea Hassan à monter en chaire. Hassan prononça un discours très éloquent. Mu’awiyya l’interrompit au milieu et l’invita à descendre. Hassan se mit ensuite en route. À Qâdisiyya, un Bédouin l’aborda par ces mots : « Honte des Arabes ! »
Qaïs, fils de Sa’d, maintenait toujours ses campements, à la frontière de Syrie, avec ses cinq mille hommes ; et tous ceux qui ne voulaient pas reconnaître Mu’awiyya, ralliaient ses drapeaux. Il réunit ainsi une armée considérable. Mu’awiyya, connaissant les ressources de l’esprit rusé de Qaïs, était fort inquiet relativement à ses projets. Qaïs était, en effet, l’un des sept hommes célèbres, à cette époque parmi les Arabes, pour leur ruse. Les autres étaient Abdallah, fils de Abbas ; Abdallah, fils de Boudail ; Mughira, fils de Schu’ba ; Amr, fils d’Al-‘Âs ; Mu’awiyya, fils d’Abou-Sofyân, et Ziyâd, fils d’Abou-Sofyân. Mais tous ceux-ci étaient inférieurs à Qaïs.
Mu’awiyya lui adressa une lettre, dans laquelle il lui disait : « Au nom de qui me fais-tu la guerre, puisque Hassan, ton maître, m’a prêté serment avec toute sa famille ? » Qaïs lui répondit : « J’aime mieux faire la guerre sans avoir un chef, que de prêter serment à un chef indigne. » Mu’awiyya prit alors une grande feuille de papier blanc, y apposa son cachet et écrivit au bas : « J’accepte toutes les clauses contenues dans cette feuille. » Et il l’envoya à Qaïs. Amr, fils d’Al-‘Âs, lui fit remarquer qu’il ne devrait pas montrer tant d’inquiétude, parce que, disait-il, les troupes de Qaïs le quitteront aussitôt que la solde ne leur sera plus payée. Mu’awiyya répondit : « Qaïs est assez rusé pour les retenir par la persuasion seule. » Lorsque Qaïs reçut le message de Mu’awiyya, il se dit que, n’ayant point de chef au nom duquel il pourrait continuer la guerre, il valait mieux pour lui se soumettre. Il demanda et obtint tout ce qu’il désirait, et vint ensuite à Koufa, où il prêta serment à Mu’awiyya, dont l’autorité était dès lors incontestée.
L’abdication de Hassan avait eu lieu au mois de rabi’a premier de l’an de l’hégire, et Qaïs prêta le serment au mois de rabi’a second. Mu’awiyya était sur le point de retourner en Syrie, lorsqu’il fut informé que, dans la ville de Schehrzour, située près de Houlwân, il y avait un rassemblement de Khâridjites, au nombre de cinq cents hommes, gens de Koufa. Mu’awiyya convoqua les habitants de Koufa et leur dit : « Je n’accepte pas votre engagement de fidélité comme valable, avant que vous ayez réprimé ce soulèvement des Khâridjites. » Le chef de ces derniers était Farwa, fils de Naufal al-Aschja’i, qui disait à ses adhérents : « On pouvait être divisé sur la question de savoir si Ali était un usurpateur ou un souverain légitime ; mais dans le cas de Mu’awiyya, le doute n’existe pas. »
Cinq mille gens de Koufa, qui s’étaient enrôlés, attaquèrent les Khâridjites. Un certain nombre de ceux-ci furent tués ; les autres se dispersèrent dans différentes contrées. Mu’awiyya exprima sa satisfaction aux habitants de Koufa. Il fit partir Amr, fils d’Al-‘Âs, pour reprendre ses fonctions de gouverneur d’Égypte, et donna le gouvernement de Koufa au fils d’Amr, Abdallah. Cependant Moughira, fils de Scho’ba, qui était venu à Koufa, dit à Mu’awiyya : « Tu t’es jeté hors de selle. Tu as donné l’Égypte à Amr et Koufa à son fils, tandis que toi tu vas résider en Syrie ! »
Mu’awiyya reconnut la justesse de cette observation, et remplaça immédiatement Abdallah par Moughira. Quand Amr apprit la conversation de Moughira avec Mu’awiyya, il vint trouver celui-ci et lui dit : « J’ai appris que tu as nommé Moughira gouverneur de Koufa ! — C’est vrai, répliqua Mu’awiyya. — Tu as bien fait, reprit Amr ; mais je veux te donner mon avis sur lui. Moughira est un homme qui ne lâche plus ce qu’il a pris. Donne-lui le gouvernement, mais confie à un autre que lui l’administration du trésor public. — Tu as raison, dit Mu’awiyya, et il fit ainsi. » Amr, fils d’Al-‘Âs, alla trouver Moughira et lui dit : « Mon cher ami, tu as donné un coup et moi un autre ; mais le mien sera plus effectif. »
Mu’âwiya, ayant fait de nouveau ses préparatifs de départ, fut retenu encore une fois par la nouvelle que Homrân, fils d’Abân, avait levé l’étendard de la révolte, à Basra, et qu’il était soutenu par les trois fils de Ziyâd : Ubaidallah, le même qui, plus tard, donna l’ordre de tuer Hussayn, Abd-er-Rahmân et ‘Abbad. Mu’âwiya avait adressé à Ziyâd qui était gouverneur du Fars, une lettre, dans laquelle il lui disait : « Tu as entre les mains des sommes considérables, provenant du revenu de la province de Perse et du Kirmân. Envoie-moi cet argent. » Ziyâd avait répondu que tout l’argent du trésor public avait été dépensé conformément aux ordres donnés par Ali.
Mu’awiyya lui envoya un nouveau message ainsi conçu : « Les choses étant ainsi, viens me trouver ici, pour rendre tes comptes. » Ziyâd se transporta alors à Içtakhr, et resta dans le château-fort qu’il y avait fait construire. Lorsque, ensuite, la révolte éclata à Basra et que les fils de Ziyâd furent accusés d’en être les instigateurs, Mu’âwiya y envoya Busr, fils d’Abou-Arta, qui avait l’ordre de mettre à mort les fils de Ziyâd. Busr, après avoir occupé la ville, les fit saisir et voulait les faire exécuter, lorsque Abou-Bakra, un affranchi du Prophète, intervint en leur faveur et demanda un sursis d’une semaine, afin qu’il pût aller à Koufa et obtenir leur grâce. Busr ayant consenti à ce délai, Abou-Bakra se rendit auprès de Mo’âwiya, qui avait beaucoup d’amitié pour lui, et qui accorda la grâce demandée. Mu’âwiya retourna ensuite en Syrie ; il rappela Busr et nomma Abdallah, fils d’Amir, gouverneur de Basra.
Une certaine tradition rapporte que le gouvernement d’Abdallah comprenait aussi les provinces de Seïstân, de Khorassan et même le Rhomrouz, et qu’il fit administrer cette dernière province en son nom, par Disdir, fils Ahtjiani (Qa’is, fils de Ha’itham ?). En cette même année naquit Ali, fils d’Abdallah, fils de Abbas, qui fut l’aïeul des califes abbassides.
Au commencement de l’an 12, Mu’awiyya nomma Marwân, fils d’Al-Hakam, fils d’Abou’l-‘Âs, gouverneur de Médine ; Khalid, fils de Sa’id, fils d’Al-‘Âs, gouverneur de la Mecque, et Schoraï’h, le qâdhi, juge à Koufa. Ce fut, suivant une certaine tradition, en cette année que naquit, dans le Tâïf, Hâdjdjâdj. Fils de Yousef.
La mort de Hassan fils d’Ali
Aussitôt après le départ de Hassan, Mo’âwiya songea à le faire mourir en secret. Il adressa une lettre à l’une des femmes de Hassan, à Asmâ, fille d’Asch’ath, fils de Qaïs, et lui promit de la marier à son propre fils Yezid, si elle voulait faire périr son mari. Asmâ ayant consenti, Mu’awiyya lui envoya une serviette qui avait été trempée dans du poison, qu’elle devait donner à Hassan quand il serait avec elle, pour qu’il s’en servît à se purifier.
Asmâ exécuta ce plan. Le poison entra dans le corps de Hassan, qui mourut bientôt après. D’après une autre tradition, Mu’awiyya lui aurait fait donner une boisson empoisonnée. On dit aussi qu’il avait promis à Asmâ dix mille dirhams et dix fermes dans le Sawâd de l’Irâq, qu’il avait tenu cette dernière promesse, mais qu’il refusa ensuite de la marier avec Yazid. Hassan, au moment de sa mort, était âgé de quarante-six ans.
On voulut l’enterrer à côté du tombeau du Prophète. La fosse était déjà creusée et on avait apporté le corps, lorsque Aïsha, assise sur un chameau, arriva et défendit de procéder à l’enterrement sur un terrain qui, disait-elle, lui appartenait. Les habitants de Médine, très irrités contre elle, lui reprochèrent sa façon d’agir, disant : « Un jour tu es sur le chameau, faisant la guerre, et un autre jour tu querelles, du haut de ton chameau, à propos d’une bière, et tu ne veux pas que le petit-fils du Prophète soit enterré près de lui ! »
Mais Aïsha persista dans son refus, et le groupe d’hommes qui la soutenaient attaquèrent leurs adversaires et leur lancèrent des flèches ; la bière, sur laquelle était le corps de Hassan, en fut criblée. On l’enterra ensuite au cimetière de Baqi’. Les enfants de Hassan et toute la famille d’Ali se rendirent avec Hussayn à la Mecque, où ils demeurèrent. Asmâ alla trouver Mu’awiyya et lui demanda l’exécution de sa promesse. Mu’awiyya lui dit : « Ayant trahi ton mari, qui était le petit-fils du Prophète, ne trahirais-tu pas aussi mon fils ? » Et il la fit mettre à mort.
Tabari
Notes :
L’ouvrage original en langue arabe de Tabari (Târîkh al-rusul wa l-mulûk) a fait l’objet de certaines critiques portant sur sa méthodologie dans la mesure où l’auteur aurait intégré toutes sortes de récits sans opérer de tri sélectif établi sur une approche historique critique. A ces critiques se sont ajoutées celles portant sur la version persane du livre de Tabari qui a « peu à peu remplacé » la version originale très volumineuse. Voici ce qu’en disait Hermann Zotenberg, auteur de l’une des deux traductions orientalistes existantes à partir de la version de Bel’ami.
« Vers 352 de l’hégire (968), le vizir Abou Ali Mohammed ben AbdAllah Bel’ami traduisit en persan, d’après les ordres de Mansour ben Nou’h, prince samanide dans le Khorasan, l’ouvrage de Tabarî, en supprimant les longues citations des autorités sur lesquelles Tabarî avait appuyé sa narration, et en choisissant une seule des différentes relations que l’auteur arabe rapporte sur un même fait. La version persane, à son tour, se répandit rapidement dans les différentes parties de l’Orient; elle fut traduite plus tard en turc et même en arabe, et remplaça peu à peu l’ouvrage original, qui, en raison de son étendue, ne fut que rarement reproduit, et dont on ne possède plus aujourd’hui que quelques fragments. »