Dans la seconde partie de cette sixième introduction du tafsir du Coran « tahrir wa al-tanwir » du savant et maître Tahar Ibn ‘Achour, ce dernier pose les différents avis des savants musulmans sur le sens à donner à l’expression « sept lectures » du Coran. Une traduction introduite et signée Nordine Aissou.
Abū Ḥayyān a dit : « L’avis adopté par Abū al-Fārisī ne repose sur rien, car il a été fondé sur la concordance de deux lectures alors que tel n’est pas le cas. Ne vois tu pas qu’il peut y avoir deux lectures pour un seul terme, chacune ayant un sens qui diverge de l’autre, telle la lecture du verset : wa llāhu aʿlamu bi-mā waḍaʾat avec la flexion ḍamma (waḍa’tu) sur le « ta » ou l’absence de voyelle (sukun, donc waḍaʾat). Quant à moi, je pense que l’exégète se doit de mettre en évidence la diversité des lectures notoires, car généralement, à travers ces dernières, abondent les sens du verset. Ainsi donc, la diversité des lectures substitue la diversité des termes du Coran (autrement dit au lieu d’avoir plusieurs termes pour un verset ou pour certains d’entre eux, ce sont les lectures qui endossent ce rôle).
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Cela nous montre que la variété des lectures, était déjà attestée par le Prophète comme le soulève le hadīṯ de ʿUmar ibn al-H̱aṭṭāb et de Hišām Ibn Ḥakīm Ibn Ḥizām. Ainsi, dans le ṣaḥīḥ d’al Buḥārī, ʿUmar ibn al-H̱aṭṭāb dit : « J’ai entendu Hišām Ibn Ḥakim Ibn Ḥizām qui, en prière récitait la sourate « al-Furqāne » lorsque le Prophète était en vie. J’écoutais alors attentivement sa lecture, et voici qu’il récitait selon des variantes (ḥurūf) multiples que le Messager de Dieu ne m’avaient pas fait lire. Je faillis lui tomber dessus en pleine prière mais je me suis contenu jusqu’à qu’il procéda à la salutation finale. Lorsqu’il termina sa prière, je l’empoignai par son vêtement et lui dis : qui t’a fait lire cette sourate par laquelle je t’ai entendu réciter ? Il répondit : Le Prophète. Je dis : Tu mens, car le Prophète me l’a fait lire différemment ». De ce pas, je le conduisit vers le Prophète et lui dis : j’ai entendu ce dernier réciter la sourate al- Furqāne d’une lecture dont tu ne m’as pas fait part. Le Prophète de dire : « Ô Hišām récite. Il récita alors de la façon dont je l’avais entendue. C’est alors que le Messager de Dieu dit : De la sorte, elle fut révélée, ensuite il dit : Ô ʿUmar récite, c’est ainsi que je récitai de la façon dont le Prophète me l’avait fait réciter, et lui de dire : ainsi elle fut révélée. Ce Coran a été révélé selon sept variantes (aḥruf), lisez la variante qui vous est la plus aisée ». Fin du hadith.
Il y a dans ce hadith un problème, et les savants musulmans ont quant à sa signification plusieurs avis qui tiennent à deux considérations :
-L’une revient à le considérer comme abrogé.
-L’autre, à le considérer comme fermement établi.
Quant à ceux qui considèrent le hadith comme abrogé ; c’est l’avis d’un groupe de savants, tels qu’Abū Bakr al-Bāqillāni, Ibn ‘Abd al-Barr, Abū Bakr Ibn al-ʿArabi, Ṭabarī et Ṭaḥāwī. Cette opinion est aussi attribuée à Ibn ʿUyayna et Ibn Wahb : ils dirent que cela (les variantes de lectures) fut une dérogation aux premiers temps de l’islam. En effet Dieu permit aux Arabes de réciter le Coran selon les idiomes usités et auxquels ils étaient accoutumés. Par la suite, ceci fut abrogé lorsque les gens furent conduits à réciter selon l’idiome de Qurayš car c’est par ce dernier que le Coran fut révélé. Le mobile (susmentionné) disparut car l’apprentissage s’intensifia et l’accès à l’écriture fut facilité. Ibn al-ʿArabi dit : « que la dérogation subsistait durant la vie du Prophète (s) ». Il semble, d’après son propos que cela fut abrogé après la mort du Messager de Dieu. Par conséquent, soit elle fut abrogée par le consensus des Compagnons ou soit par recommandation du Prophète (s). Ils justifièrent leurs positions en s’appuyant sur le propos de ‘Umar : « Ce Coran fut révélé selon l’idiome de Qurayš » mais aussi par lʾinterdiction qu’il adressa à ʿAbdallah Ibn Masʾūd à propos (de la lecture) du verset : « fa-tawalla ʿanhum ḥattā ḥīn ». Il lisait «ḥattā » selon lʾidiome de Huḏayl (à savoir ʿattā). Aussi, ils justifièrent cela par l’ordre de ʿUṯmāne adressé aux copistes des consignations : « si vous divergez sur une modalité, transcrivez-le selon l’idiome de Qurayš car il fut révélé selon ce dernier ». Il voulait signifier par-là que l’idiome de Qurayš était l’idiome prédominant dans le Coran, ou alors il voulait signifier qu’il fut révélé selon leurs manières de s’exprimer mais aussi en fonction de l’idiome des tribus majoritairement usité dans leurs langues, puisque la place de ‘Ukkāẓ se trouvait chez les Qurayš et la Mecque fut le lieu d’établissement de toutes les tribus.
Quant à la signification donnée à la dérogation des sept modalités (aḥruf), ils (les savants) avancent trois avis :
Le premier est que l’on doit entendre par aḥruf les termes synonymiques au sujet d’un seul sens, c’est-à-dire que le terme fut révélé en fonction du choix accordé au lecteur de lire selon un des synonymes du terme qui lui vint à l’esprit dans une perspective de facilitation afin qu’ils en circonscrivent le sens. Conformément à cette réponse, il a été dit que l’on doit comprendre « sept » au sens propre. C’est l’avis soutenu par la grande majorité des savants (al-ǧumhūr), lequel délimite la dérogation de sorte qu’il (le lecteur) ne dépasse pas sept synonymes ou sept idiomes, issus, pour ainsi dire de sept langues. Une autre explication ne serait pas concevable puisqu’à la base ne peut résulter d’un vocable du Coran six synonymes, ou qu’il y ait pour ce dernier sept idiomes, exception faite d’un nombre infime de termes tels que « Uffin, Ǧibrīl et Arǧuh».
Aussi, ils divergèrent sur la désignation des sept langues, Abū ʿUbayda , Ibn ʿAṭyya, Abū Ḥātim et al-Bāqillānī dirent qu’elles font partie de l’ensemble des langues arabes, lesquelles sont :« Qurayš, Huḏayl, Taym al-ribāb, al-Azd, Rabīʾa, Hawāzin, Saʾd Ibn Bakr qui est issu de Hawāzin. Certaines sont considérées comme étant de Qurayš. Banī Dārim et al-ʿUliā sont issus de Hawāzin qui sont les tribus de Saʿd ibn Bakr, wa Ǧušam ibn Bakr, wa al-Naṣr ibn Muʿāwyia, wa Ṯaqīf. Abū ʿAmr ibn al-ʿAlāʾ dit que les arabes les plus éloquents sont Hawāzin, et les moins éloquents sont Tamīm issus de la tribu des Banū Dārīm.Certains inclurent H̱uzāʾa et rejetèrent Tamīm. Abū ʿAlī al-Ahwāzī, Ibn ʿAbd al-Barr et Ibn Qutayba disent que ce sont les langues (les sept) des tribus de Muḍar, à savoir Qurayš, Hudzayl, Kināna, Qays, Ḍubba, Taym al-Ribāb, Asad Ibn H̱uzayma, et que toutes sont issues de Muḍar.
Le deuxième avis :
Il est soutenu par un groupe dont ʾIyāḍ, qui dirent que le nombre n’est pas à entendre dans son sens propre, mais que c’est une périphrase qui suggère la pluralité et l’extension. Ainsi en est-il des synonymes même lorsqu’il s’agit d’un seul et même idiome, tel le verset : « ka-l- ʾihni al-manfūš », Ibn Mas’ud le lisait « ka-l-ṣūfi al- manfūš ». Ubayy lisait le verset : « kullamā aḍā ‘a lahum mašaw fi-hi » « marrūfi-hi ». Ibn Masʾūd lisait le verset « Unẓurūnā naqtabis min nūrikum » « Aẖẖirūnā » ou « Amhilūnā », et Ibn Masʾūd faisait réciter à un individu le verset « Inna šaǧarata zaqqūm ṭaʾāmu al-aṯīm », mais ce dernier prononçait « ṭaʾāmu al-yatīm ». Ibn Masʾūd lui faisait répéter mais l’individu n’arrivait pas à prononcer « aṯīm ». Il lui dit alors : « Peux-tu dire « Ṭa’āmu–l–fāǧir » ? Il répondit par l’affirmative, il lui dit alors : « récite de cette manière ». D’ailleurs, ʾUmar et Hišām Ibn Ḥakīm divergèrent alors qu’ils avaient le même idiome.
Le troisième avis :
L’objectif (des aḥruf) consiste en une extension, comme pour ce passage : « Kāna Allāhu samīʾan‘alīma » qui peut être lu «ʾalīman ḥakīma », tant que le lecteur respecte la correspondance établie. Ainsi, lorsqu’ un verset annonçe un châtiment, le lecteur ne peut le faire suivre par « wa kāna Allahu ġafūra raḥīma», idem si le verset annonce une récompense… c’est l’avis adopté par Ibn ʾAbd-l-Barr.
Quant à ceux qui considèrent le hadith comme formellement établi et ne faisant pas l’objet d’une abrogation, ils l’interprétèrent de différentes façons :
Un groupe dont al Bayhaqī, Abū al-Faḍl al-Rāzī font partie, soutiennent que la signification des modalités (aḥruf) sont les divers thèmes du Coran, tels que l’injonction, la prohibition, le licite et l’illicite, ou encore les types de proposition (al-ẖabar wa al-inšāʾ), le sens propre, le sens figuré, ou encore les types de signifiants tels que la généralité, la particularité, le sens obvie et le sens interprété. Il est indéniable que tout cela ne correspond pas à la teneur du hadith tout en considérant ses différentes variantes, dont l’objectif est l’extension et la dérogation. Assurément, ces derniers s’employèrent à délimiter ces soi-disant objectifs et ceux qui leurs sont analogues à sept, mais les propos qu’ils tinrent à ce sujet ne sont pas exempt de critique.
Un autre groupe dans lequel s’inscrivent Abū ʿUbayd, Ṯaʾlab, al-Azharī, ʿUzayy l-Ibn ʿAbbāss soutinrent que le Coran fut révélé en englobant sept langues parmi les langues des arabes. Lesquelles furent disséminées dans les versets du Coran mais sans qu’il soit donné au lecteur de faire un choix (entre elles). D’autre part, ils dirent tout comme l’autre groupe, que ces sept langues furent abrogées. Néanmoins, le désaccord entre les deux groupes se situe sur le fait que les premiers soutiennent que le lecteur pouvait pour un seul terme choisir une lecture en particulier. Tandis que les autres disent que des vocables issus de ces langues sont disséminés dans le Coran, et ce, de manière déterminée, et non pas en donnant la possibilité au lecteur d’effectuer une sélection, comme l’explicita Abū Hureira lorsqu’il dit : « Je n’ai jamais entendu le terme sikkīn si ce n’est dans la parole du Très-Haut « wa ʾ ātat kullu wāḥidatin min-hunna sikkīnna », en effet nous n’employions que le terme « al-mudia ». Dans le saḥīḥ de Buẖārī, (ce dernier dit) : il (le terme sikkīn ) ne fut employé que par le Prophète ; lors de la narration du jugement rendu par Sulaymān entre deux femmes, lorsqu’il dit « apportez-moi un couteau (sikkīn), afin que je le (l’enfant) partage entre vous deux ( Acte d’intimidation de la part de Sulaymān pour savoir à qui appartenait l’enfant) ». Mais cette réponse ne correspond pas à la teneur du hadith qui suggère l’extension, et d’un point de vue du nombre elle ne correspond pas non plus, car les véritables savants ont indiqué que de nombreux termes dans le Coran proviennent des langues des tribus arabes. Ṣuyūṭī, d’après Abū Bakr al-Wāsiṭī les délimite à cinquante langues.
Un autre groupe est d’avis que l’objectif voulu par les modes (aḥruf), est les idiomes des arabes, dont les modalités de prononciations diffèrent : telles que la désinence casuelle (fatḥa), l’inclination, le prolongement de lettres ou la réduction de celles-ci, l’affirmation de la hamza nette ou atténuée, devant être compris comme une dérogation accordée aux arabes tout en préservant les vocables du Coran. Cet avis, est le meilleur des avis relatés. Il y a bien d’autres réponses, mais qui sont inconsistantes, et auxquelles le savant n’a pas à y faire halte. Enfin, certains savants ont pu en recensés trente cinq.
En ce qui me concerne, je dirais que si le rapporteur du hadith de ʾUmar et Hišām Ibn Ḥakīm, fut parfaitement limpide quant à la volonté des propos tenu par ‘Umar, entendant par là, que le rapporteur n’a pas juste transmis le hadith approximativement sans en signifier l’objectif, je dirais alors qu’il est probable que le hadith indique l’ordre des versets des sourates. Ainsi, Hišām aurait lu la sourate « al-Furqāne » selon un ordre différent de ‘Umar. Ce serait donc une dérogation pour eux afin qu’ils apprennent les sourates du Coran sans désignation de l’ordre des versets d’une sourate. Al-Bāqillānī, comme cela sera vu dans la huitième introduction, a mentionné l’éventualité que l’ordre des sourates, pouvait être imputé à un effort de réflexion des compagnons. Par conséquent, en se référant à l’avis ici relaté, il s’agirait donc d’une dérogation. De plus, les gens cherchèrent à faire correspondre leurs lectures respectives avec celle du Messager de Dieu, jusqu’à que l’ordre de la consignation du temps d’Abū Bakr correspondit à la lecture finale que le Prophète fit (à Ǧibrīl). En définitive, les compagnons furent unanimes sur ce point du temps d’Abū Bakr parce qu’ils savaient que la cause justifiant la dérogation n’avait plus lieu d’être.
D’aucuns pensent que le chiffre sept mentionné dans le hadith correspond aux sept lectures illustres établis par les fins connaisseurs de ce domaine. Ceci est une parfaite méprise que nul tenant de savoir ne soutient. Les savants sont unanimes pour soutenir le contraire, comme le dit Abū Šāma: « La délimitation des lectures à sept ne bénéficie d’aucun indice, soit sa mention ne sous-tend pas d’objectifs, soit on voulut à travers sa mention rechercher la bénédiction qui (traditionnellement) s’y réfère, ou peut-être que le chiffre sept mentionné dans le hadith veut donner l’impression que ce sont les sept lectures, afin d’être prises en éloge par les gens du commun (‘awwām) ».
L’imam Ṣuyūṭī rapporta le propos d’Abū al-ʿAbbāss Ibn ‘Umar qui dit que : « Celui qui a établi le nombre des lectures à sept n’aurait pas du ; il compliqua la question pour les gens du commun puisqu’il leur fit croire que ces sept lectures sont celles visées par le hadith, si seulement celui qui les rassembla avait donné un nombre inférieur ou supérieur à sept. L’imam Ṣuyūṭī dit : « Ibn Ǧubayr al Makkī, qui précéda Ibn Muǧāhid, composa un ouvrage sur le thème des lectures (qirāʾāt) et se limita à cinq imams/lecteurs, lesquels sont représentatifs de chaque grand centre. Il s’est limité à ses cinq dernières car les consignations (maṣāḥif) qu’a fait envoyer ʿUthmāne étaient destinées à cinq grands centres. Ibn al-ʿArabī dans son livre « al-ʿawāşim » dit : « Que le premier qui réunit les sept lectures est Ibn Muǧāhid sauf qu’il inscrivit la lecture de Yaʿqūb comme étant la septième, puis la substitua par la lecture d’al-Kissā ʾi. Ṣuyūṭī dit que cela fut réalisé dans les débuts des années 300 (hégirien). Les imams sont unanimes pour dire que la lecture de Yaʿqūb fait partie des lectures valides comme les sept autres, ainsi il en va de la lecture de Abū Ǧaʾfar et de Šayba. De plus, la divergence entre les lecteurs apparut avant la consignation du muṣḥaf établie du temps de ʿUṯmāne, et c’est au regard de ce fait que les musulmans s’accordèrent sur une seule consignation. Ainsi, cela indique que la divergence (entre les lecteurs) concernant la lecture des termes du muṣḥaf, exception faite des idiomes, n’est pas née d’une interprétation personnelle (iǧtihād). Concernant la validité de la chaine de transmission par laquelle la lecture est rapportée en vue de sa validation, c’est une condition incontournable puisqu’une lecture peut correspondre à la graphie du muṣḥaf (de ‘Uṯmāne), concorder aux différentes facettes de la langue arabe mais peut ne pas être rapportée par une chaine de transmission valide. Tel que cela fut mentionné dans le livre « al-Muzhir » : « Ḥammād Ibn Zabraqan récitait le verset « illā ʿan mawʾidatin wa ʿadahā abāh », avec un ba alors que c’est un ya, marqué par deux points en dessous. Il récitait aussi « bali-llaḏīna kafarū fī ġirrat », avec un ġayn et un ra alors que c’est ʿizzat (qu’il faut lire) donc avec les lettres ʿain et zay. Il récitait le verset « li-kulli mriʾin min-hum yawma iḏin chaʾn un yuġnīh », avec un ʿain alors que c’est « yuġnīh » avec un ġayn, ce qui indique qu’il n’avait pas récité le Coran devant quelqu’un (un maître) mais qu’il l’appris directement du muṣḥaf (d’où la confusion).
Taha Ibn ‘Achour