Diplômé de l’université de Médine, directeur de recherche sur l’Islam et la société à l’Institut Yaqeen, Tom Facchine a récemment publié une critique du pérennialisme selon une perspective interne à l’islam. Mizane.info publie en français la première partie de cette critique.
La plupart des musulmans anglophones connaissent la biographie du prophète Muhammad ﷺ écrite par Martin Lings, intitulée « Muhammad : Sa vie basée sur les premières sources ». Incontournable des clubs de lecture, ce livre a mérité à juste titre des éloges pour sa lisibilité, son érudition et son style narratif. 1
Cependant, peu de musulmans connaissent les autres œuvres de Lings. Dans l’un de ces livres, « Croyances anciennes et superstitions modernes », Lings offre des critiques pénétrantes de la société moderne qui restent d’actualité aujourd’hui. Il critique de manière cinglante la théorie évolutionniste, la liberté comme objectif et la notion même de progrès. Certaines des connexions qu’il établit sont non seulement brillantes mais magnifiquement exprimées. 2
Cependant, tout lecteur musulman passionné comprendra rapidement que l’Islam est largement, mais pas totalement, absent des « croyances anciennes et des superstitions modernes ». Au lieu de cela, Lings fonde bon nombre de ses critiques sur la théologie hindoue et chrétienne. 3
Plutôt que de considérer ces traditions religieuses comme étant fondamentalement en contradiction avec l’Islam, Lings minimise systématiquement les différences entre elles et toutes les religions, qualifiant ces différences de « question de perspective » 4 ou simplement de « manière[s] d’expression ». 5
Ce déni de la différence religieuse n’est pas un élément marginal dans l’œuvre de Lings. Lings propose régulièrement des déclarations audacieuses et radicales telles que « la vérité exprimée [par ces religions] reste la même ». 6 « Toutes les religions sont d’accord sur ce qui est vraiment fondamental » 7 et « dans ses aspects plus généraux, l’orthodoxie [à travers les religions] est toujours fondamentalement la même ». 8
Dans un passage révélateur, Lings écrit : « Là se dressent les grandes religions du monde – il n’est pas nécessaire de mentionner leurs noms – chacune comme une vaste chaîne de montagnes avec ses sommets de sainteté recouverts de neige. Ici et là aussi, en arrière-plan, se profilent les sommets obscurs d’une religion plus primordiale qu’il a fallu remplacer ou réaffirmer parce que ses habitants, s’en étant éloignés, l’avaient oubliée. » 9
L’imagerie des chaînes de montagnes est extrêmement évocatrice, mais aussi troublante. Lings souligne-t-il simplement la croyance rudimentaire selon laquelle l’Islam est la forme finale de la guidance d’Allah, destinée à remplacer tout ce qui l’a précédé ? Ou bien Lings prône-t-il la position pérennialiste selon laquelle l’Islam n’est qu’une religion valable parmi d’autres ?
Les mots et les images de Lings poussent le lecteur vers cette dernière interprétation. L’Islam, selon lui, est venu remplacer la mystérieuse religion primordiale qui est à la base de toutes les religions contemporaines, mais il n’est pas venu remplacer toutes les autres religions.
Les autres « chaînes de montagnes » – l’hindouisme, le christianisme et au-delà – sont également venues remplacer la religion primordiale perdue et sont donc toujours des chemins valables aujourd’hui. Selon Lings, toutes les religions existantes n’ont pas le droit de revendiquer la vérité absolue.
Problèmes permanents
Le pérennialisme soutient qu’il existe une Vérité qui se trouve à plusieurs endroits. Cela le distingue de l’universalisme, selon lequel il n’existe pas une Vérité mais des vérités multiples. Parce que le pérennialisme insiste sur une seule Vérité, les pérennialistes doivent impliquer plusieurs traditions religieuses et démontrer que ces traditions possèdent la même vérité, au moins en substance.
C’est ce que les pérennialistes ont fait, mais seulement en omettant, en ignorant ou en réinterprétant régulièrement toute prétention à la Vérité exclusive trouvée dans les traditions religieuses avec lesquelles ils se sont engagés.
Face aux caractéristiques d’une religion particulièrement difficile à concilier avec le pérennialisme, les pérennialistes ont souligné la primauté de l’expérience mystique personnelle sur la révélation et les Écritures. C’est peut-être là le principal problème du pérennialisme : sa totale indifférence à l’égard de la révélation, frisant parfois l’antipathie.
En marginalisant la révélation et les Écritures, le pérennialisme adopte simultanément une posture de validation de l’Islam (et des autres religions) comme étant vrai tout en rejetant tout ce qui rend l’Islam unique, y compris la prétention de l’Islam de représenter exclusivement et précisément la vérité et le commandement de Dieu.
L’Islam a en fait une essence perceptible constituée de piliers de croyance et de pratique nécessaires au salut. Le pérennialisme, cependant, prétend que toutes les religions sont en fin de compte substituables et que, par conséquent, l’initiation à l’une d’entre elles est suffisante pour le salut.
La thèse du pérennialisme contredit ainsi les enseignements islamiques sur l’exclusivité salvifique et rend superflus de nombreux aspects de l’Islam, voire l’ensemble du projet islamique lui-même. Allah dit dans le Coran :
« Celui qui cherche une autre religion que l’Islam ne sera pas accepté de sa part et il sera dans l’au-delà parmi les perdus. 10 »
Et, plus explicitement, « Mais quiconque s’oppose au Messager, après que la direction lui ait été clairement indiquée, et suit une voie autre que celle des croyants, Nous le laisserons sur [le chemin] qu’il a emprunté, et Nous le précipiterons en Enfer ! » 11
En effet, si toutes les religions possèdent la même vérité ultime, pourquoi le Dernier Prophète ﷺ ne l’a-t-il pas enseigné, au lieu d’appeler spécifiquement à l’Islam ?
Si la thèse pérennialiste est vraie, il n’aurait pas été nécessaire pour le Prophète de se séparer lui-même et ses disciples en tant que communauté religieuse distincte ; il aurait pu simplement rejoindre les Qurayshites et tenter de découvrir le « noyau de vérité » dans leur idolâtrie.
Même si les pérennialistes rejettent l’idolâtrie comme étant extérieure à la Vérité unique, le Coran devrait néanmoins célébrer les doctrines chrétiennes de la Trinité et du péché originel comme des vérités valables – comme l’ont effectivement fait d’autres pérennialistes, y compris Lings. 12
Au lieu de cela, Allah réfute ces doctrines et les rejette catégoriquement. 13
Contrairement aux illusions pérennialistes, l’Islam enseigne que la révélation et les Écritures sont absolument essentielles à une bonne direction. En réalité, manipuler les Écritures – et même parler au nom de Dieu à contre-courant – est l’un des péchés les plus abominables. Allah dit : « Et qui est plus injuste que celui qui invente un mensonge sur Allah ou nie Ses versets ? En effet, les malfaisants ne réussiront pas. » 14
Les auteurs pérennialistes en sont habituellement coupables, même si certains d’entre eux peuvent être sincères dans leur tentative de défendre l’islam ou de lui accorder un statut particulier. La réalité est que le pérennialisme tente de contourner la révélation et de construire artificiellement à sa place un plus petit dénominateur commun de croyance et de pratique religieuses.
Les pérennialistes avaient raison de postuler une origine divine commune à toute révélation authentique, mais ils ont finalement commis une erreur en essayant de reconstruire ce fil conducteur à travers leur propre lecture et interprétation sélective des traditions religieuses. La croyance centrale de l’Islam dans le tawḥīd est la seule véritable vérité éternelle, et non la reconstruction créative des pérennialistes.
Cet article contextualise le pérennialisme comme une réponse au problème de la diversité religieuse – une réponse qui repose largement sur une distinction exagérée entre religion exotérique et ésotérisme – et évalue cette réponse à la lumière de la propre solution proposée par l’Islam.
Cela démontre que le pérennialisme, loin d’être une vérité ésotérique universelle, est en réalité un produit de la pensée européenne (moderne) formée à la suite de l’effondrement du christianisme et de l’émergence des Lumières.
Il montre en outre que les pérennialistes ont systématiquement dénaturé les traditions religieuses étrangères, en particulier l’Islam, pour étayer leur thèse. Enfin, il explore comment la tolérance laïque, tout en ayant une généalogie intellectuelle différente de celle du pérennialisme, a enrôlé les idées pérennialistes dans son propre objectif de saper la vérité.
Définir le pérennialisme, le traditionalisme et l’universalisme
Publié en 2001, à peine quatre ans avant sa mort, « Croyances anciennes et superstitions modernes » représente probablement un exposé des croyances sincères de Lings avec beaucoup plus de précision que sa biographie prophétique, écrite des décennies plus tôt.
Néanmoins, un œil exercé peut détecter des doctrines et des interprétations pérennialistes même dans la biographie prophétique de Lings, comme d’autres l’ont noté. 15
Martin Lings lui-même, bien qu’il ait formellement nié l’accusation de pérennialisme, n’est rien de moins que l’éditeur d’un volume intitulé « La religion sous-jacente : une introduction à la philosophie pérenne » ! 16
La compréhension que Lings a de la place de l’Islam parmi les religions contemporaines n’est donc pas propre à une vision islamique du monde. Il appartient plutôt à la philosophie du pérennialisme que Lings partageait avec ses principales sources d’influences constituées par René Guénon et Frithjof Schuon.
Techniquement, Guénon, Schuon et Lings étaient tous traditionalistes, un mouvement philosophique dont le pérennialisme est le principal pilier. Comme l’explique l’historien Mark Sedgwick, « tous les traditionalistes sont des pérennialistes, mais tous les pérennialistes ne sont pas des traditionalistes ». 17
Le traditionalisme combine le pérennialisme avec une critique de la modernité et un récit historique du déclin qui privilégie le passé comme lieu de vérité et de sagesse. Les traditionalistes rejetteraient donc la spiritualité et le syncrétisme New Age, tandis que les pérennialistes non traditionalistes accepteraient ces mouvements comme valides. Le pérennialisme ne doit pas non plus être confondu avec l’universalisme, qui a une compréhension plus subjective de la vérité. 18
En résumé, l’universalisme soutient qu’il existe de multiples vérités, le pérennialisme soutient qu’il existe une vérité trouvée en plusieurs endroits et le traditionalisme soutient qu’il existe une vérité trouvée en plusieurs endroits, mais plus facilement et plus clairement dans le passé. Cet essai traitera du pérennialisme dans son ensemble, sous ses formes traditionalistes et non traditionalistes.
Le problème de la diversité religieuse
Le pérennialisme est apparu pour la première fois au cours de la Renaissance italienne en réponse aux problèmes de diversité religieuse et aux revendications de vérité alternatives avancées par les peuples non chrétiens, en particulier les Grecs de l’Antiquité.
Reformulons ces problèmes théologiques sous forme de questions : comment expliquer l’existence d’autres groupes religieux si nous pensons que le nôtre seul détient la vérité ? Et comment expliquer le fait que d’autres groupes religieux ont des enseignements similaires aux nôtres ?
Plutôt que de rejeter les philosophes préchrétiens comme des païens, des savants de la Renaissance, dont Marsile Ficin, Giovanni Pico della Mirandola et Agostino Steuco, ont tenté de les réhabiliter en tant qu’anciens théologiens qui enseignaient et transmettaient la « sagesse éternelle » provenant de la même source divine que les enseignements chrétiens. 20
L’affirmation n’était pas que les philosophes préchrétiens étaient en réalité des prophètes ayant reçu la même révélation que les prophètes bibliques, mais plutôt qu’ils transmettaient simplement la même connaissance sacrée. Ces premiers pérennialistes ont inventé des chaînes de transmission aujourd’hui discréditées pour expliquer comment des enseignements spécifiques ont pu se frayer un chemin depuis le monde antique jusqu’à leur époque. 21
S’il y avait des points de chevauchement entre les enseignements de la Grèce antique et ceux du christianisme, il y avait certainement aussi des points de départ contradictoires. Comment les concilier ? Après tout, les Grecs de l’Antiquité adoraient une multitude de divinités, et les théologiens chrétiens se considéraient au moins comme monothéistes.
La vague suivante de pérennialistes, au début de la période moderne, parmi lesquels Ralph Cudworth, William Warburton et John Toland, a proposé que ces peuples anciens n’étaient pas vraiment polythéistes, mais qu’ils enfermaient simplement les véritables secrets de leurs enseignements monothéistes dans une coquille polythéiste pour le bien des masses ignorantes et de l’ordre public. 22
Cette réutilisation d’une distinction antérieure faite dans la philosophie grecque entre les enseignements ésotériques et exotériques s’est avérée extrêmement significative pour la viabilité du pérennialisme. La pratique extérieure, l’aspect exotérique de la religion, était un élément accessoire et pouvait varier considérablement et même contredire d’autres religions.
La vérité éternelle, cependant, n’était pas exotérique mais ésotérique, transmise secrètement et oralement jusqu’à nos jours. La distinction entre l’exotérisme et l’ésotérique a donné aux acteurs pérennialistes la marge de manœuvre nécessaire pour rejeter les enseignements qui contredisaient leur thèse et en affirmer d’autres qui coïncidaient avec elle.
Le pérennialisme a donc commencé comme une réponse à un problème théologique spécifique. Cette réponse n’est cependant pas crédible. Premièrement, les chaînes de transmission proposées par les premiers pérennialistes sont aujourd’hui l’objet de moqueries universitaires. Afin de sauver la thèse, les pérennialistes ont minimisé la manière dont la philosophie pérenne était transmise et ont plutôt souligné ce qu’était la philosophie pérenne.
Mais cette réponse est également insatisfaisante. Pour commencer, le contenu de la philosophie pérenne diffère peu de la philosophie néoplatonicienne. 23
De plus, le déploiement du couple ésotérique/exotérique pour expliquer la variété religieuse est truffé de problèmes : il suppose une conception lointaine et indifférente de Dieu, sous-estime le danger que l’hérésie représente pour le salut humain, minimise l’importance de la révélation, impose un fardeau trop lourd aux personnes chargées de vérifier la vérité des traditions religieuses étrangères, sous-estime à quel point une transmission erronée ou de nobles mensonges bien intentionnés peuvent altérer ou obscurcir la vérité essentielle, et est généralement trop subjectif dans son contenu.
Ces problèmes deviennent flagrants lorsqu’on réfléchit à la manière dont l’Islam tient compte de la diversité religieuse.
Islam et diversité religieuse
L’Islam offre une solution bien plus crédible au problème de la diversité religieuse, une solution qui met l’accent sur l’importance, la nature et l’histoire de la révélation.
L’Islam enseigne qu’Allah a de la bonne volonté, de la compassion et de la miséricorde envers nous et veut donc notre salut. 24
À cette fin, Allah exprime Son attention et Sa bonne volonté à travers Sa guidance. Le moyen le plus important par lequel Il guide l’humanité est Son discours communiqué par les prophètes. La parole incréée d’Allah est Son instruction directe tandis que Ses prophètes transmettent Sa parole à l’humanité et démontrent sa propre application.
La nécessité ontologique et la primauté de la révélation entraînent deux conséquences. La première est que cela crée un impératif urgent de faire la distinction entre la révélation authentique et la révélation fabriquée. Si la révélation est notre principal moyen d’orientation, trier le vrai du faux devient une question épistémologique urgente.
Si vous pouvez confirmer l’authenticité de la révélation, vous pouvez accepter ses enseignements en toute confiance et les appliquer, même s’ils sont contre-intuitifs ou ne vous conviennent pas. Dans cette configuration, la fausse révélation est l’une des plus grandes menaces pour notre salut, car elle risque de détourner nos bonnes intentions de suivre la vérité dans une impasse d’adoration injustifiée et de dévotion stérile.
La thèse pérennialiste commence par une mauvaise opinion de Dieu. Cela suppose que la direction divine ne nous est pas révélée directement et par intermittence, mais qu’elle a été transmise secrètement par l’intermédiaire de quelques gourous sélectionnés dans un passé lointain.
Plutôt que de créer un impératif épistémologique pour trier le vrai du faux, le Dieu lointain du pérennialisme nous envoie dans une chasse au trésor salvifique, nous laissant d’abord deviner quels sont les enseignements pérennialistes (ou croire sur parole les pérennialistes), puis chercher diverses traditions pour les y découvrir.
Il s’agit d’un ordre implicite d’effectuer l’istiqrāʾ (lecture exhaustive), mais sans les outils ou la formation nécessaires pour le faire, ce qui surcharge donc le chercheur de vérité tout en s’engageant dans un optimisme déraisonnable quant à la transmission précise de la sagesse ancienne.
Mis à part les difficultés liées à la recherche d’une vérité pérenne en dehors de sa langue maternelle, il n’existe aucun mécanisme au sein de la configuration pérennialiste pour vérifier ou falsifier l’affirmation d’une personne sur le contenu de la philosophie pérenne elle-même. Il n’y a que des affirmations et des preuves rassemblées pour les prouver, sans arbitre ni critère final pour régler la question.
En conséquence, je pourrais simplement créer une philosophie contre-éternelle affirmant qu’un Dieu anthropomorphe (au lieu de l’Un ineffable du néoplatonisme) était la vérité éternelle, voire même la croyance qu’il n’y a pas de Dieu.
Si l’on contestait ma version de la philosophie pérenne, je pourrais recourir à la même tactique que les pérennialistes et dire que la croyance en Dieu n’était qu’une caractéristique exotérique des religions créées pour l’ordre public, alors que la vérité ésotérique était en réalité l’athéisme. En fait, cela n’est pas très éloigné de la critique matérialiste de la religion.
La deuxième conséquence de la primauté de la révélation dans l’Islam est la reconnaissance du danger de l’idolâtrie et des autres hérésies.
Le pérennialisme minimise l’idolâtrie en la considérant comme une simple caractéristique exotérique conçue pour l’ordre public, transformant ainsi l’abomination la plus odieuse aux yeux de Dieu et la menace la plus sérieuse pour le salut humain en un simple inconvénient qui sert néanmoins des objectifs fonctionnels.
Ce traitement, en plus de négliger les menaces existentielles de l’idolâtrie et de l’hérésie, ne parvient pas suffisamment à rendre compte de la manière dont les pratiques extérieures sont essentielles pour faciliter l’acquisition des états internes. 25
En d’autres termes, les pratiques idolâtres et les croyances hérétiques ne peuvent se limiter à un impact externe ou exotérique ; ils endommageront nécessairement également l’état interne de la personne. Il n’existe aucun scénario plausible dans lequel une personne adhère à la vérité ésotérique (vraisemblablement monothéiste) tout en incarnant le polythéisme exotérique.
L’Islam résout le problème de la différence religieuse en abordant d’abord l’ampleur du problème. La science islamique classique classe le contenu linguistique de la révélation comme khabr ou inshāʾ. Khabr signifie des informations sur la réalité tandis que inshāʾ représente des instructions sur ce qu’il faut faire (ou ne pas faire) compte tenu des faits de cette réalité. Cette double distinction correspond à peu près aux domaines de la théologie (ʿaqīda) et du droit (sharīʿa).
Une diversité religieuse significative dans le domaine du khabr/ʿaqīda est intrinsèquement problématique puisque deux choses contradictoires ne peuvent pas être vraies simultanément. L’enfer ne peut pas à la fois exister et ne pas exister.
La réincarnation et le barzakh , la crucifixion réelle ou simplement apparente de Jésus ne peut pas être vraie en même temps. Par conséquent, une diversité religieuse significative de ce type indique toujours qu’au moins un parti est dans l’erreur ou l’égarement (ou les deux le sont), et des différences significatives ici ne sont pas légitimes. 26
Dès lors, quel critère devrons nous utiliser pour évaluer la véracité d’un prétendant à la révélation ? Allah dit que la marque ultime d’une véritable révélation est qu’elle fait appel à la même théologie : le tawḥīd.
Et Nous n’avons envoyé avant toi aucun messager sans lui avoir révélé : « Il n’y a de divinité que Moi, alors adore-Moi. » 27
Toute prétendue révélation dans laquelle un prophète prétend ou est censé prétendre autre chose que le tawḥīd est catégoriquement rejetée comme fausse, soit parce que cette affirmation a été faite par un faux prophète, soit parce que la révélation d’un vrai prophète a été perdue ou corrompue après sa mort ou sa disparition.
Et s’il est vrai qu’une diversité significative dans ce domaine indique une erreur certaine, il n’est pas à l’inverse vrai que tout ce qui concorde indique nécessairement une vérité intemporelle. C’était une erreur logique dans laquelle tombèrent à plusieurs reprises les pérennialistes. Les mensonges peuvent être communs autant que la vérité. L’idolâtrie elle-même suit des modèles et ces modèles peuvent être retracés à travers les époques et les cultures. 28
En ce qui concerne l’inshāʾ / sharīʿa , la diversité religieuse n’est pas nécessairement problématique. Des différences légitimes résultent du fait qu’Allah a accordé à chaque communauté prophétique une sharīʿa distincte. Allah dit :
« A chacun de vous Nous avons prescrit une loi et une méthode. Si Allah avait voulu, Il aurait fait de vous une seule nation [unie dans la religion], mais [Il avait l’intention] de vous tester dans ce qu’Il vous a donné« …29
Il ne s’agit pas là d’une affirmation universaliste mais de la simple reconnaissance que la sharīʿa, qui concerne en fin de compte le bénéfice humain (maṣlaḥa), est susceptible de changer d’une manière qui ne concerne pas la ‘aqida. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que cela soit troublant ou signe de fausse révélation si différentes communautés prophétiques ont des lois différentes. 30
Cependant, avoir des enseignements différents sur Dieu, l’âme, l’au-delà, etc. indique une situation dans laquelle au moins une des parties doit avoir tort. 31
Si nous prenons la révélation suffisamment au sérieux pour nous soucier de distinguer la véritable révélation de la fausse fabrication, nous avons besoin d’une histoire de la révélation et de la prophétie qui rende compte des différences réelles observables qui existent entre la croyance et la pratique religieuses. Le fait que la révélation soit facilement perdue et corrompue nécessite l’envoi de davantage de prophètes apportant de nouvelles révélations (une même ʿaqīda, mais différentes lois).
L’avènement d’un nouveau prophète efface l’ardoise, laissant aux contemporains la responsabilité de suivre les enseignements du nouveau prophète plutôt que d’essayer de reconstruire ceux qui sont perdus dans l’histoire.
De cette manière, il y a beaucoup moins de conjectures dans le récit islamique que dans le récit pérennialiste, car plutôt que de compter avec optimisme sur les humains pour transmettre des choses essentielles à travers les civilisations depuis des temps immémoriaux, les musulmans comptent sur Allah pour intervenir dans l’histoire avec la révélation jusqu’à cette révélation préservée, le Coran.
Qu’est-ce que cela signifie pour les grandes religions du monde, au-delà de celles traditionnellement reconnues comme « Peuples du Livre » ? Cela implique-t-il que les fondateurs de ces communautés religieuses étaient de faux prophètes parce que leurs écritures sont remplies d’enseignements qui contredisent directement les nôtres ? Pas nécessairement. Dans le schéma islamique, il existe un argument en faveur de l’origine divine des principales religions du monde.
Nous savons déjà avec certitude grâce au Coran que le judaïsme et le christianisme ont commencé comme des communautés religieuses valides établies par les véritables messagers d’Allah, mais que plus tard, les enseignements ont été contaminés par la falsification et la manipulation des écritures. Il est possible que le bouddhisme, l’hindouisme, le taoïsme et d’autres aient également commencé avec l’un des messagers d’Allah, pour ensuite être corrompus par l’intervention humaine.
Considérez le verset suivant du Coran :
« Et [Nous avons envoyé] des messagers dont Nous vous avons déjà raconté [l’histoire] et des messagers dont Nous ne vous avons pas parlé. Et Allah parla directement à Moïse. »
Commentant ce verset, le Dr Al-Muthannah ʿAbd Al-Fattāḥ 32 a déclaré que nous ne pouvons pas exclure la possibilité que les religions du monde d’aujourd’hui soient issues d’une véritable direction divine. Il est plausible que si l’Évangile de Jésus avait pu être si rapidement et dramatiquement corrompu pour justifier le culte de Jésus, un processus similaire aurait pu se produire avec les messagers d’Allah envoyés plus à l’Est sur lesquels nous disposons de peu d’informations fiables.
Cette origine divine commune lointaine mais possible pourrait expliquer les similitudes vagues de certaines caractéristiques entre les religions telles que la prière, le jeûne, l’aumône et le pèlerinage, sans recourir à la thèse pérennialiste selon laquelle ces points communs prouvent que chaque religion possède le même noyau ésotérique et est valide. telle qu’elle est actuellement interprétée.
Tom Facchine
Notes :
1 « Scrupuleux et exhaustif dans sa fidélité aux sources, « Muhammad : Sa vie basée sur les sources les plus anciennes » est présenté dans un style narratif facilement compréhensible, mais authentique et inspirant dans son langage, reflétant à la fois la simplicité et la grandeur de l’histoire qu’il raconte. Martin Lings, Muhammad : sa vie basée sur les premières sources (Cambridge : Islamic Texts Society, 2007), quatrième de couverture.
2 Par exemple, Lings observe que la recherche humaine de transcendance spirituelle a été symboliquement remplacée par l’exploration spatiale comme équivalent matérialiste du « dépassement » (24), que l’humanisme, en négligeant notre potentiel spirituel, implique en fait l’abolition de l’humanité (30), et que la médecine moderne, en négligeant les maladies de l’âme, entraîne l’abolition de la santé. Martin Lings, « Croyances anciennes et superstitions modernes » (Cambridge : Arche Type, 2019), 31.
3 Lings, Croyances anciennes, 8, 15, 18-23, 32-33, 43, 47-48, 53, 56, 58-59.
4 Lings, Croyances anciennes, 15.
5 Lings, Croyances anciennes, 19.
6 Lings, Croyances anciennes, 19.
7 Lings, Croyances anciennes, 53.
8 Lings, Croyances anciennes, 63.
9 Lings, Croyances anciennes, 62.
10 Coran 3:85.
11 Coran 4:115 ; voir aussi 48:13. Ces passages sont plus explicites car ils sapent l’affirmation selon laquelle « l’Islam » dans 3 : 85 est en fait un « islam en minuscules », c’est-à-dire un abandon à Dieu sous quelque forme que ce soit, pas nécessairement à travers les enseignements du dernier Prophète ﷺ.
12 Lings, Croyances anciennes , 56.
13 Pour les réfutations du péché originel, voir Coran 6:164, 17:15, 35:18, 39:7 et 53:38. Pour les réfutations du trinitarisme, voir Coran 3:59, 4:171, 5:73 et 5:116.
14 Coran 6:21.
15 Aboo Bilaal Mustafaa al-Kanadee, « Le poison pérennialiste dans la biographie du prophète de Martin Lings », https://muslimanswersfiles.wordpress.com/2013/05/01/perennialist-poison-in-martin-lings-biography-of -le-prophète/ . Voir également GF Haddad, « Une lecture critique de Muhammad de Martin Lings : sa vie basée sur les premières sources », https://britishmisk.files.wordpress.com/2009/03/52879411-critical-reading-of-martin- lings-gf-haddad.pdf .
16 Martin Lings et Clinton Minnaar, La religion sous-jacente : une introduction à la philosophie pérenne (Bloomington, IN : World Wisdom, 2007) .
17 Sedgwick, Traditionalisme , 359.
18 « L’universalisme reste très populaire, même si le terme n’est plus largement utilisé aujourd’hui. Les gens qui lisent des poèmes de Rumi ou de Khalil Gibran lors des funérailles chrétiennes sont des universalistes, qu’ils en soient ou non conscients. L’universalisme est la position par défaut de nombreux Occidentaux contemporains, même si cette position n’est pas souvent évoquée. » Sedgwick, Traditionalisme, 33.
19 En présentant une ébauche de cet article, j’ai comparé le pérennialisme à un interlocuteur qui insiste de manière agaçante sur le fait qu’il dit réellement la même chose que vous, ou que les différences entre vous sont d’ordre sémantique, alors qu’en réalité il n’est pas réellement d’accord avec vous. Les différences entre vous sont assez importantes.
20 Sedgwick, Traditionalisme , 27-29.
21 « Ficin propose ainsi une transmission de la théologie antique depuis Moïse et Zoroastre, jusqu’à Hermès Trismégiste, Orphée, Jambliches (disciple de Plotin), Pythagore et enfin Platon. Cette chaîne de transmission n’a aucun sens historique dans l’état actuel des connaissances, mais semblait plausible au XVe siècle. » Sedgwick, Traditionalisme , 28.
22 Sedgwick, Traditionalisme , 30-31.
23 Plus précisément en ce que l’univers émanait d’une âme universelle qui émanait d’un être divin singulier indescriptible, le but de la vie étant de transcender et de revenir vers l’Un à travers la pratique du mysticisme. Voir Sedgwick, Soufisme occidental , p. 18-23.
24 Ces qualités sont à la fois la définition d’Allah et Ses noms, tels que al-Barr , al-Raḥmān , al-Rahīm et al-Hādī .
25 Pour en savoir plus sur la relation entre intériorité et extériorité, voir Saba Mahmood, Politics of Piety (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2005).
26 Des différences mineures peuvent apparaître dans certaines limites, mais cela sort du cadre de cet essai.
27 Coran 21:25.
28 Par exemple, l’ubiquité d’un dieu de la pluie ou le fait que des êtres divins puissent avoir une progéniture.
29 Coran 5:48.
30 Les exemples dans le Coran incluent le sabbat, qui a été légiféré pour les Juifs mais abrogé pour les musulmans. Voir Coran 4:47, 7:163, 16:124 ; 6 : 146 ; 3h49.
31 C’est l’un des défauts les plus flagrants de la théologie chrétienne, à savoir que l’idée de Dieu prétendument prêchée par Jésus dans le Nouveau Testament et canonisée par les autorités de l’Église diffère si nettement de l’idée de Dieu prêchée par Abraham et Moïse dans l’Ancien Testament. Les doctrines du dispensationalisme et de la révélation progressive reconnaissent implicitement ce problème.
32 Le Dr Al-Muthannā ʿAbd Al-Fattāḥ est professeur d’exégèse coranique ( tafsīr ) à l’Université islamique de Médine.