Economiste basque musulman, fondateur du mouvement Dinar/Dirham, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à une critique du capitalisme, Umar Ibrahim Vadillo présente, dans ce texte extrait d’une conférence, les piliers de la vision moderniste à l’origine de la marchandisation du monde, de l’Homme et l’incapacité de la science de penser la vérité.
Bismillahi rahmani rahim. En 1926, lorsque Martin Heidegger (1889-1976), philosophe allemand, publie son livre « Être et Temps », il révolutionne la pensée avec une approche radicale de la liberté individuelle qui détruit irrémédiablement les fondements de la philosophie. Il appellera cela « la fin de la philosophie », la fin d’une « façon de penser » vieille de 2500 ans, produit exclusif de l’Occident et fondée sur les écrits de Platon. Il déclare alors que « la science ne pense pas ». Cette déclaration laisse encore perplexe l’Homme d’aujourd’hui.
L’analyse de Heidegger souligne que la science est incapable de penser ce qui est le plus important pour la pensée : la Vérité. Nous suivrons le chemin de la pensée de Heidegger pour découvrir la nature de la recherche scientifique et pourquoi elle ne peut penser la Vérité. Puis nous ferons un saut – comme il le suggérait – pour atteindre l’autre côté de la philosophie, au-delà de la philosophie, afin d’arriver à une déclaration finale qui nous concerne directement : « La ma’rifatullah pense ».
Que signifie « la science ne pense pas »
Commençons par une affirmation beaucoup plus facile à comprendre : « une calculatrice ne pense pas ». Ici, notre esprit occidental cultivé ne se sent pas rebuté. Nous pouvons facilement comprendre qu’une machine ne pense pas. Les nombres sont inertes. Ils sont dépourvus de jugement sur ce qu’ils comptent ou calculent. Ce qui pose problème, c’est la façon dont notre capacité à calculer numériquement détermine la façon dont nous regardons le monde, et la façon dont nous interprétons et évaluons ensuite les données que nous obtenons.
Le problème est que pour utiliser notre science, nous devons réduire au préalable la nature en données exploitables par la science. Cette réduction ou « encadrement » de la nature, en nombres par exemple, nous fait voir une représentation de la nature comme un écran qui s’interpose entre nous et la nature. Il est évident que les nombres ne sont pas la nature, mais cette représentation peut devenir floue lorsque nous donnons à nos calculs une validité absolue. Et c’est là le problème.
La réduction numérique du monde
Les données utiles sont celles que nous pouvons utiliser dans nos calculs et celles qui ne peuvent être réduites à des données sont tout simplement rejetées et, en termes pratiques, « n’existent pas ». Et c’est là que commence le danger. Tant que la calculatrice est inerte, regarder le monde avec la calculatrice exige d’extraire des données sous forme numérique : elle révèle le monde sous forme numérique. Le danger de cette vision réside dans cette réduction qui est nécessaire pour activer la calculatrice mais qui est incapable de décrire la réalité dans ses relations complexes et ses caractéristiques infinies. Lorsque les données (numériques ou basées sur des informations) prennent la qualité d’un fait, alors les calculs ultérieurs sont également considérés comme des faits.
Depuis qu’Emmanuel Kant (1724-1804) a inventé « l’objectif », la science moderne est née. Il écrit dans la préface de la seconde édition de « La critique de la raison pure » :
« Jusqu’à présent, on a supposé que toute notre connaissance devait se régler sur les objets. Essayons une fois, au contraire, de supposer que ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance. »
L’enregistrement des données n’est pas suffisamment fiable, pour être objectif, il faut les soumettre à un examen plus approfondi (conditions préalables à la construction des objets) qui doivent satisfaire et se conformer à notre cognition. Il est nécessaire de synthétiser avec des lois (comme la cause et l’effet) les données aléatoires de la diversité sensorielle en objets intelligibles. La réalité n’a pas d’importance, ce qui compte c’est ce que nous comprenons de la réalité ; par conséquent, la réalité devient ce que nous comprenons de la réalité. C’est pourquoi Heidegger a écrit qu’avec Kant nous avons appris à « penser nos propres pensées ». Le danger et sa folie ont désormais reçu une approbation ontologique universelle.
L’objet prisonnier du sujet
Au lieu de reconnaître les limites de notre cognition, Kant limite la nature à notre cognition. Or, si nous ne sommes pas conscients de nos limites cognitives, nous plongeons directement dans une zone de pure superstition et d’erreur. L’erreur consiste à donner aux données objectives une validité absolue et donc à remplacer la réalité par elle, et il est encore plus fallacieux d’utiliser ces données pour élaborer des jugements qui affectent la nature ou les gens. Agir ainsi revient à faire de la nature un concept.
A l’œil nu, le Soleil semble tourner autour de la Terre, ce que l’on peut déduire des moyens d’observation. Mais à partir du télescope de Galilée, il est clair que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil, ce que l’on peut également déterminer par les moyens d’observation. Plus tard, nous avons découvert que le Soleil n’est pas non plus statique. La réalité ne change pas, seule notre cognition change. Comprendre que « la réalité ne change pas », c’est comprendre nos limites. La physique newtonienne nous a donné une description de la vitesse et de l’espace dérivée de ses célèbres formules. Plus tard, la mécanique quantique a proposé un paradigme complètement différent basé sur la mécanique statistique.
La nature échappe au calcul
Ce qui est commun à toutes ces descriptions est ce que Heidegger a défini comme « la nature doit d’avance se préparer à l’enfermement que la science, en tant que théorie, accomplit ». La science projette un cadre interprétatif dans lequel la nature apparaît comme « une cohérence de forces calculables à l’avance ». Nous voyons ce que nous pouvons calculer. Nous voyons ce que nous voulons voir.
De plus, il soutient que ce qui caractérise la physique moderne est qu’elle est mathématique et que la théorie quantique, la théorie du chaos, la théorie des cordes ou la supersymétrie ne peuvent renoncer à une chose : la nature se rapporte à elle-même d’une manière ou d’une autre, identifiable par le calcul, et elle reste ordonnable en tant que système d’information. La théorie du chaos est liée à la capacité des systèmes informatiques et à leurs calculs massifs et la théorie des cordes comporte des dimensions supplémentaires dont nous n’avons même pas de preuve empirique.
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L’idée que la nature est écrite dans le langage des mathématiques est aussi vieille que Pythagore. Pourtant, comme le disait Goethe :
« La nature n’est pas un système, donc si nous devons penser la nature, nous ne pouvons pas la penser comme un système. »
Si nous sommes fascinés par notre capacité à traiter les nombres et à les réduire à des nombres, nous devons être conscients que nous avons affaire à une représentation partielle de la nature et non à la nature elle-même. Ce n’est pas parce que nous pouvons commettre une erreur dans nos calculs que nous le faisons, mais parce que nous mettons la nature en danger. C’est ce que Heidegger appelait « l’encadrement ».
Qu’est-ce que l’encadrement ?
L’encadrement est l’essence même de la technologie en tant qu’ordonnancement mécanique du réel par l’homme selon un projet auto-interprété de « conquête organisée de la terre ». Cela ne veut pas dire que nous devons nous passer de données ou de technologie, cela veut dire que la réalité se situe au-delà de notre capacité à connaître et à agir.
Le monde tel que nous le connaissons et le monde qui est « à portée » de nos capacités techniques doivent reconnaître que nous ne sommes pas détachés de la réalité, mais qu’en fait nous nous nous en soucions (le « Sorge » de Heidegger en allemand). Nous devons ici reconnaître un changement fondamental : nous ne sommes pas les « observateurs », mais ceux qui sont « observés » et nous y reviendrons plus tard. En conclusion, attribuer à la science une validité absolue est du scientisme, ce qui est une superstition et cela est dangereux.
Lorsque la science se concentre sur l’homme et la société humaine, ce danger est encore plus évident, car nous en sommes les victimes. La destruction de la nature, la dévastation des écosystèmes, la pollution et l’empoisonnement systémiques de l’air, de la terre et de l’eau, au cours des deux derniers siècles de scientisme, ont été justifiés rationnellement.
L’Homme, menacé par les sciences
La raison a fait ce qu’elle est censée faire : justifier tout ce qu’elle veut. Sans connaissance (d’Allah), la raison peut justifier n’importe quoi, y compris le génocide humain, le Riba (qui va au-delà de l’usure), la dette nationale ou l’impôt de l’État.
Lorsque la science est appliquée aux gens sous la forme de sciences humaines, telles que la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, la biologie humaine, l’économie ou les sciences politiques, le danger est dirigé vers nous-mêmes. La réduction de l’homme à une chose, la réification (la transformation en chose) de l’homme, est le résultat de la réduction de l’homme à des données calculables que nous pouvons traiter. Ici, nous n’attaquons pas la nature, mais nous nous attaquons nous-mêmes.
L’homme est réduit à des données calculables. Les statisticiens le font sans aucune compréhension préalable de ce qui est en jeu, mais simplement avec l’obligation d’accomplir une tâche dans une structure rationnelle. Les économistes assis à leur bureau peuvent alors utiliser les faits fournis par le statisticien pour légiférer ou organiser la société. Les sciences humaines sont un échec systématique à comprendre l’homme.
La contradiction des sciences humaines dites « islamiques »
C’est pourquoi Heidegger refuse d’utiliser le mot homme et utilise le mot Dasein (littéralement, être-là) pour éliminer sa réification ou sa réduction à un concept. Résister à la réification de l’homme n’est qu’un cri de libération. Il s’ensuit que l’idée de la sociologie islamique, de l’économie islamique, de la psychologie islamique, etc., ne sont rien d’autre qu’une contradiction totale créée dans la tête des savants modernistes.
La victime de cette réification est la liberté et l’islam aussi. Le fait que les systèmes statistiques modernes, utilisant des données déjà existantes, puissent « projeter » les besoins de la nation, offre un aperçu qui pourrait être d’une grande utilité pour le gouvernement, mais cela ne lui donne pas l’autorité illimitée pour piétiner la liberté individuelle. L’homme n’est pas une donnée et il n’est pas limité à ses besoins particuliers.
Il y a des questions fondamentales qui ne peuvent pas être exprimées dans des informations statistiques, comme la liberté individuelle. L’important ici ne sont pas les données mais la disparition de ce qui n’est pas une donnée.
La dictature de la dette
L’imposition d’impôts par le gouvernement est considérée comme un acte de violence dans l’islam (seule la zakat est acceptable, elle est collectée et distribuée à ses bénéficiaires en 24 heures ou dès que possible), mais elle est considérée comme une vérité absolue suivant les fantasmes sociologiques de l’Occident. Si les impôts ne suffisent pas, le gouvernement peut s’endetter au nom du peuple (dette nationale).
Ces procédés considérés comme absolument valable sont légitimées par des lois. La législation est absolue. Pourtant, elle est islamiquement absurde. Personne ne peut être tenu responsable d’une dette contractée par quelqu’un d’autre. Le constitutionnalisme, qui est le fondement de l’ordre mondial capitaliste de l’après-Seconde Guerre mondiale et qui a validé cette pratique, est totalement irrationnel et, de plus, contredit les injonctions islamiques.
Dieu nous a donné Sa Législation et toute tentative de gouverner en se fondant sur d’autres lois que les siennes est considérée comme du kufr (négation de Dieu, ndlr). Ce n’est pas une erreur, mais du kufr. La législation n’est pas une affaire à la légère. L’impôt d’État et la dette nationale relèvent du scientisme.
Les méfaits du scientisme contemporain
La sociologie a aussi « prouvé » que « l’opinion de la majorité » doit être considérée comme une vérité absolue. Elle peut par exemple déclarer que le riba (interdit coranique relatif à l’usure) est halal dans le pays et créer une Banque centrale. Tous les pays du monde en ont une. La justification est solide (vu la quantité de littérature qui l’appuie), mais seulement si vous n’avez aucune connaissance d’Allah. L’homme n’est pas une unité biologique avec des besoins qui peuvent être calculés. L’homme est un adorateur de Dieu qui est au-dessus de tout cadre analytique. La Banque centrale relève du scientisme.
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La monnaie que les citoyens doivent posséder est aujourd’hui déterminée par la loi de l’État. La capacité de chaque individu à choisir avec d’autres sa propre monnaie, comme nous le faisions lorsque nous avions le Dinar et le Dirham, a été supprimée parce que les économistes le disent. La liberté de choisir sa monnaie est accordée par Allah, lorsqu’Il dit : « commercer par consentement mutuel ». Pourtant, cela est ignoré. Il faut remarquer que nos gouvernements islamiques ont par le passé frappé le Dinar et le Dirham, mais ils n’ont pas imposé leur utilisation, car cela n’est pas autorisé. L’argent imposé par le gouvernement est du scientisme.
La science ne peut pas penser la vérité
La science, qui est fille de la philosophie, ne peut pas penser la Vérité. Pourtant, lorsque nous nous référons à la description de quelque chose et que cette description correspond à ce que nous observons, nous nous exprimons avec des phrases telles que « cette affirmation est vraie ». Nous ne devrions pas dire « cette affirmation (en grec ancien, affirmation est appelée logos) est vraie », nous devrions simplement dire « cette affirmation correspond » ou « elle est conforme ».
La vérité en arabe est al-Haqq et est l’un des noms d’Allah. Al-Haqq ne peut pas être saisi comme une donnée observable. Nous disons qu’Allah ne peut pas être décrit par quoi, où et comment. La forme de la recherche de quoi, où ou comment et sa réponse sous la forme d’un logos (affirmation) est le fondement sur lequel la philosophie est fondée.
Quand Heidegger dit que la science « ne pense pas », il ne s’agit évidemment pas de la pensée à laquelle nous sommes habitués. La façon de penser à laquelle nous sommes habitués, depuis l’école et l’université, est la pensée scientifique. Il dit que la façon de penser à laquelle nous sommes habitués est aveugle à une question fondamentale, une question qui nous échappe à cause de la façon dont nous cherchons.
La vérité est la finalité de la pensée
Ce à quoi « notre pensée » est aveugle, c’est le but réel de la pensée : la Vérité. Le but véritable de la pensée est la Vérité. Pourtant, la pensée scientifique, qui prend ses racines dans la philosophie, est aveugle à la Vérité. Elle ne peut s’interroger que sur l’essence de la Vérité, mais pas sur la Vérité. Et quelle est l’essence de la Vérité en philosophie, c’est le résultat de la recherche par quoi, où et comment. C’est ce que Heidegger appelle la pensée essentielle (essentialisme), qui « a à voir avec la pensée » mais n’est pas la pensée.
Le problème est la « manière de penser » que nous utilisons. Cette manière de penser s’éloigne de « ce qui doit être pensé ». Or, ce qui s’éloigne de cette manière de penser est en fait le plus important : la Vérité.
Dans « Qu’est-ce que penser ? », Heidegger écrit : « Ce qui demande à être pensé se détourne de l’homme. Il se retire devant lui. Comment cependant pouvons-nous avoir fût-ce la moindre connaissance de ce qui est tel, qu’il se retire depuis toujours ? Ou même le nommer ? Ce qui se retire refuse l’avènement. »
Lorsque nous cherchons à trouver la Vérité en demandant quoi, où et comment, la Vérité se retire. Ce qui ressort de cette façon de chercher n’est pas la Vérité, mais seulement nos propres pensées sur la Vérité.
Umar Vadillo