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Volonté divine ou loi naturelle ? Retour sur une controverse théologique

Suite de notre présentation sur Mizane.info d’un panorama de la théologie islamique sous les auspices de Özgür Koca. Dans ce second volet, l’auteur nous explique les différences entre les conceptions théologiques mu’tazilite et ash’arite concernant la notion de cause, de nécessité et ses implications sur la compréhension du miracle. Les lois naturelles sont-elles nécessaires ou possibles ? Les phénomènes agissent-ils directement par la volonté divine ou en vertu de leur nature ? Özgür Koca est professeur adjoint d’études islamiques et de philosophie à la Bayan Claremont Islamic Graduate School et l’auteur de l’ouvrage « Islam, causalité et liberté. Du Moyen-Âge à l’ère moderne » publié aux éditions Cambridge university press.

Les théologiens muʿtazilites – à l’exception peut-être notable de Jubbaʾi – croient en une relation nécessaire entre cause et effet.

Lorsque le coton et le feu sont réunis, une combustion se produit nécessairement. Car tout objet a une « nature » (tabʿ) et agit nécessairement en accord avec elle.

Lorsqu’une pierre est jetée dans le ciel, elle retombe nécessairement. Le concept de nature (tabiʿa, tabʿ, tibaʿ) est utilisé par de nombreux théologiens muʿtazilites.

Le concept de cause chez les mu’tazilites

Pour Ibrahim ibn Sayyar al-Nazzam (775-845), Dieu place les natures dans des entités, qui agissent alors conformément à leur nature sans être déterminées par elle.

Abū ʿUthman al-Jahiz (mort en 869) convient que des choses comme le feu et l’eau ont des natures spécifiques qui ne changent pas.

Dans son « Livre des animaux » (Kitab al-Ḥayawan), Jahiz soutient que les entités animées et inanimées ont des qualités intrinsèques, qu’il appelle « nature » (tabiʿa).

Bien que Jahiz accepte la nature comme un principe de nécessité, il soutient néanmoins que les humains ont un libre-arbitre non dicté par leur nature.

D’autres entités agissent nécessairement selon leur nature.

L’orge ne poussera jamais à partir d’une semence de blé, car le blé a une nature spécifique qui l’empêche de devenir de l’orge.

Un objet lourd ne peut léviter dans l’air sans aucun support.

Dieu ne crée pas les choses en contradiction avec leur nature ou sans aucune cause ou raison.

Dire le contraire, c’est défendre l’absurdité dans les actes divins.

La nature et la causalité sont ce qui fondent le principe d’intelligibilité.

A lire du même auteur : La volonté de Dieu, pomme de discorde entre mu’tazilisme et ash’arisme

Parfois, le concept de maʿna est utilisé à la place de celui de nature.

Il est principalement utilisé dans la pensée de Muʿammar ibn ʿAbbad al-Sulami (m. 835).

Comme l’explique Richard M. Frank, le terme maʿna signifie une « cause intrinsèquement déterminante ».

Ces « causes intrinsèquement déterminantes » font d’une chose ce qu’elle est. Elles (maʿani) sont les « déterminants de l’être tel qu’il est ».

Si parmi deux corps, l’un est en mouvement et l’autre au repos, cela est dû à leur détermination essentielle.

En ce sens, le terme de ma’na équivaut au concept de nature ou de cause.

Les entités agissent sous l’influence de leurs déterminations essentielles, causales et significatives ou natures.

Khayyat écrit à propos de Muʿammar que « lorsqu’il observa deux corps au repos, l’un à côté de l’autre, et observa que l’un avait bougé et pas l’autre, Muʿammar affirma que le premier devait avoir une cause significative qui l’avait déterminé en ce sens et non le second. »

D’autres théories muʿtazilites de l’action physique sont également fondées sur la conviction que les entités sont nécessairement mues par des natures nécessaires.

Nazzam, par exemple, énonce l’idée que les choses manifestent leur nature dans leur processus vital qui les fait passer de la potentialité à l’actualité.

Cette vision est également connue sous le nom de théorie de la latence (kumūn), et ce processus d’actualisation des potentialités est parfois appelé manifestation ou extériorisation (zuhūr).

Cette théorie muʿtazilite part de l’idée de nature et explique la création comme le déploiement progressif de ces natures.

La théorie suggère également qu’il existe une certaine intelligibilité des relations causales. Comprendre la nature rend intelligible ce qui en sort.

L’occasionnalisme ash’arite, une alternative à la nécessité naturelle

En dépit de cette forte tendance présente chez les Muʿtazilites, les Ashʿarites rejetèrent l’idée de nature en raison de ses implications nécessaires.

Ibn Fūrak écrit qu’Ashʿari avait un livre intitulé al-Idraq dans lequel il soutenait que Dieu pouvait empêcher le feu d’apparaître même si le feu entrait en contact avec le coton. Ce n’est pas leur nature, mais Dieu qui provoque le feu.

Baqillani offre l’une des expressions les plus claires de cette théorie lorsqu’il accusa les Muʿtazilites d’être des « gens de la nature » (ahl al tibaʿ).

« Les gens, affirme Baqillani, soutiennent qu’ils savent qu’il y a une relation nécessaire entre le feu et la combustion ou la consommation d’alcool et l’ivresse.

Cette affirmation, cependant, est une grande ignorance car tout ce que nous observons ici, c’est que lorsque quelqu’un boit de l’alcool ou qu’un objet est rapproché du feu, il se passe des changements : cette personne sera ivre et cet objet brûlera.

Mais nous n’observons pas qui est exactement l’agent de ce changement.

Ce problème peut être saisi grâce à une recherche méticuleuse et à une réflexion approfondie.

Nous sommes d’avis que c’est l’acte d’un Etre éternel. Certains soutiennent également qu’on ne peut pas savoir si cette relation entre le fait de boire et l’ivresse ou le feu et la brûlure est due à la nature des entités ou à un agent extérieur. »

Ou, comme l’affirme Ibn Fūrak que Dieu crée une chose « sans raison (sabab) qui la rend nécessaire ou sans cause (ʿilla) qui la génère ».

Le rejet du concept de nature a soulevé certaines questions.

Si la régularité dans le monde n’est pas causée par la nature des entités, comment l’expliquer? Ici, les occasionnalistes musulmans ont introduit la notion d ‘« habitude » (ʿada). La notion décrit les actes divins qui se produisent de manière cohérente et se répètent régulièrement. Selon la théorie de l’habitude, Dieu agit de manière libre selon des voies habituelles qu’Il s’est lui-même imposé.

La régularité et la prévisibilité des phénomènes naturels sont dues aux habitudes de Dieu et non à la nature des choses.

De l’habitude divine à la proximité

Le concept d’habitude permet aux théologiens ashʿarites d’affirmer la régularité du monde.

Dieu, cependant, n’est pas lié par ces habitudes qu’Il s’est lui-même imposé. Ce serait contraire à la liberté absolue de Dieu.

Dans un monde où la notion de nécessité est en quelque sorte applicable à Dieu lui-même, la liberté divine serait indéterminée.

Par conséquent, dans certains cas, les habitudes de Dieu pourraient changer.

Comme l’explique Ibn Fūrak, « Dieu crée la satiété après avoir mangé et bu. Et Il crée la soif et la faim en l’absence de nourriture et de boisson. Cependant, s’il le souhaite, il pourrait le faire dans l’autre sens. Ce serait une annulation des habitudes (naqd al-ʿada). »

La même logique s’applique à la causalité mentale. Les Ashʿarites ne voient pas de relation nécessaire entre la contemplation (nazar) et la connaissance (ʿilm).

Dieu peut créer la connaissance sans contemplation. La relation est une affaire de proximité.

Dieu pouvait aussi choisir de ne pas créer de connaissance malgré l’existence de la contemplation. La contemplation ne génère pas nécessairement de connaissance (tawlid).

Ainsi, des relations causales cognitives sont également possibles. Cette relation est maintenue par Dieu en vertu de son habitude.

Tout – sauf certaines impossibilités logiques – est possible avec la puissance de Dieu.

La relation de cause à effet est donc une relation de possibilité et non de nécessité.

Ensuite, pour expliquer la nature intrinsèquement possible du processus causal, l’occasionalisme ashʿarite a introduit quelques concepts clés, tels que la conjonction (iqtiran) et la proximité (mujawara).

Pour Baqillani, par exemple, la cause et l’effet sont couplés et se produisent dans une proximité régulière.

Cela crée une certaine disposition de l’esprit à croire qu’ils seront toujours liés. Pourtant, cette proximité n’implique pas de nécessité.

Il n’y a que conjonction sans relation de nécessité. Tout type de nécessité porterait atteinte à la volonté divine.

Pour Juwayni également, la relation entre les conséquences et les causes des événements doit être perçue en termes de proximité et non de nécessité. Dieu crée la cause et l’effet par proximité.

Le couplage de cause à effet est, encore une fois, une habitude divine.

Par conséquent, les concepts de conjonction et de proximité fondent l’idée que, malgré les régularités observées dans le monde, les relations causales sont caractérisées par leur possibilité plutôt que par leur nécessité.

La théorie des miracles : l’objection mu’tazilite du Qadi ʿAbduljabbar

Les processus naturels sont conformes à la loi mais ne sont pas strictement régis par la loi.

La nature intrinsèque du processus régissant le monde repose sur la notion de possibilité.

La régularité des processus naturels n’est pas nécessaire mais seulement possible.

Ainsi, de tels processus peuvent être annulés.

Il est possible qu’une pierre puisse léviter dans l’air, voir se produire sans lumière, la satiété se produire sans nourriture ou brûler sans feu lorsque Dieu suspend ses habitudes.

Les miracles prophétiques qui violent les lois de la nature sont, en fait, des manifestations possibles des relations causales.

Il est possible que l’habitude divine soit suspendue pour mettre authentifier la mission d’un prophète de la même manière que le geste inhabituel d’un roi pour vérifier la fiabilité de ses messagers.

Comme l’écrit Ibn Maymūn (Maïmonide), « l’habitude d’un roi est de monter à cheval sur la place du marché … mais il est possible qu’il marche à travers. »

Cette vision des miracles diffère de la théorie muʿtazilite, qui suggère une relation nécessaire basée sur la notion de nature.

A ce stade, Qadi ʿAbduljabbar (935-1025) soulève une objection importante à cette vision des miracles du point de vue de la valeur morale et de l’intelligibilité des actions divines.

Qadi ʿAbduljabbar accepte qu’un miracle puisse être perçu comme une annulation des habitudes divines.

Cependant, pour qu’un miracle soit une preuve confirmant la prophétie d’une personne, il doit être créé par un Dieu « juste » et intelligible.

Si, comme le soutiennent les théologiens asharites, on admet que la volonté de Dieu ne peut être liée par les jugements de l’intelligence humaine et par la nécessité morale, alors comment peut-on prétendre que l’annulations de ces habitudes (miracles) sont une confirmation de la mission prophétique ? S’il n’y a pas de critères moraux applicables aux actions divines, comment peut-on alors attribuer une valeur morale et téléologique au miracle ?

Il est incohérent pour les Ashʿarites de présenter un miracle comme une preuve de quelque chose (par exemple la prophétie) tout en retirant l’intelligibilité des actions divines.

Pour conclure, les théologiens mu’tazilites utilisent des concepts tels que tabiʿa, tawlid, iʿtimad, idtirar et kumūn zuhur pour défendre une théologie et une cosmologie basée sur la nécessité et donc l’intelligibilité.

Les ashʿarites, en raison de l’importance fondamentale de la volonté divine et de la liberté pour leur théologie, ont proposé des concepts comme imkan, jawaz, iqtiran, mujawarat ou ʿada de manière à ce que la notion de possibilité devienne la pierre angulaire de leur théologie et de leur cosmologie.

Le rejet du concept de nature et de nécessité les a conduits à une vision du monde dans laquelle le modus operandi est l’idée de possibilité (imkan ou tajwız).

Le monde est désormais un jeu d’événements possibles.

Özgür Koca

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